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Entretien avec ...<br />
Vautravers Constant<br />
Entretien avec Constant Vautravers<br />
J'ai rencontré Jean Ballard pour la première fois en 1942, pendant l'Occupation. J'avais vingt ans. Je<br />
préparais Normale supérieure et nous étions quelques−uns dans ma promotion à nous intéresser à la littérature<br />
contemporaine. À cette période, sans parler de la NRF, deux revues occupaient le devant de la scène<br />
intellectuelle : Fontaine, dont le siège se trouvait de l'autre côté de la Méditerranée, et les Cahiers du Sud<br />
installés à Marseille. Passionnés d'écriture, de recherche et de modernisme, ces fameux Cahiers du<br />
Sudreprésentaient pour nous l'avant−garde. La revue préparait de temps en temps des numéros spéciaux. Je<br />
me souviens en particulier de ce beau numéro sur les mathématiques, une véritable brique réunissant de très<br />
belles réflexions sur le chiffre émises par des philosophes, des mathématiciens et des gens de la rue.<br />
À cette époque, nous allions écouter du Claudel au théâtre du Gymnase et des concerts dirigés par Paul<br />
Paray à l'Opéra. Nous fréquentions également les cafés du bas de la Canebière et du quai des Belges dans<br />
lesquels intellectuels, poètes et comédiens venus se réfugier en zone libre discutaient des heures entières −− je<br />
me souviens y avoir croisé Louis Jouvet et sa compagnie sur le point d'embarquer pour l'Amérique du Sud.<br />
Mais surtout, nous savions que Breton et les surréalistes y étaient venus remuer les vieilles peaux de la poésie<br />
française classique. Ainsi, nous étions plongés dans une atmosphère un peu irréelle, à deux pas de l'actuel<br />
cours Jean Ballard, qui s'appelait à l'époque cours du Vieux Port, où, près d'une porte, une petite pancarte<br />
indiquait l'entrée des Cahiers du Sud.<br />
Je me souviens m'y être rendu la première fois pour me procurer un numéro que l'on ne trouvait plus en<br />
librairie. Un clochard roupillait au pied de la cage d'escalier noirâtre. J'ai grimpé jusqu'à cet appartement<br />
incroyable dont les poutres de bois servaient d'appui à des étagères qui soutenaient des livres et des revues. Ça<br />
sentait la vieille poussière et le tabac mélangé à des feuilles de topinambour. Ballard recevait les visiteurs<br />
derrière un large bureau sur lequel était disposée une belle boîte, une boîte de bois précieux ouvragée avec, à<br />
l'intérieur, un lit de pétales de roses plus ou moins sèches, quelques cigarettes anglaises ou encore des<br />
cigarettes turques au papier rose bonbon, jaune paille ou bleu mauve et dont le bout était doré. Cette boîte,<br />
qu'il garda toujours religieusement, faisait partie de son élégance.<br />
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