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Agone n° 10 - pdf - Atheles

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enfance, c'était un canal, enjambé par le même pont levant que celui du célèbre tableau de Van Gogh, et les<br />

balancelles d'Espagne déchargeaient là des oranges. L'entrée de l'immeuble, toujours ouverte, abritait un<br />

clochard poétique, à la barbe blanche, qui y avait élu domicile depuis des années. On disait qu'il descendait du<br />

duc de Richelieu et que, moyennant un litre de rouge, il aidait les collégiens du quartier à faire leurs versions<br />

latines.<br />

Jean Tortel était fonctionnaire de l'Enregistrement. De grande taille, avec une tête massive et des lunettes de<br />

myope, derrière lesquelles pétillait un regard malicieux, il habitait, rue Sylvabelle, un appartement aux murs<br />

tapissés de livres, dont Gillette et moi nous devînmes bientôt des habitués. Le samedi et le dimanche, on y<br />

rencontrait de nombreux autres familiers dont le noyau était le comité de rédaction des Cahiers du Sud.<br />

Jeannette Tortel, blonde, mince et grave, jouait au piano des pièces de Scarlatti, Couperin et Rameau. En<br />

bégayant un peu, Tortel racontait sur Guillaume Apollinaire des anecdotes qu'il tenait de Jean Royère, l'oncle<br />

de Jeannette. Une cigarette entre ses longs doigts effilés, Toursky lisait La Chanson du mal−aimé ou ses<br />

poèmes des Armes prohibées que Robert Laffont venait de publier, et sa voix chaude, aux inflexions<br />

méridionales, contrastait avec son personnage tchékhovien. Avec Léon−Gabriel Gros, journaliste au<br />

Provençal, avec Pierre Guerre, avocat et collectionneur d'art nègre et d'estampes japonaises, on parlait jusque<br />

bien après minuit de Louis Brauquier, de Joë Bousquet, de Simone Veil, de Paul Valéry, de Saint−John Perse<br />

et de bien d'autres encore qui, à cette époque, faisaient des Cahiers du Sud ce que la NRF avait été dans<br />

l'entre−deux−guerres.<br />

Au cours d'une de ces soirées, je fis la connaissance de Francis Ponge et de sa femme, la douce Odette. Leur<br />

amitié avec Tortel datait de la période la plus sombre de l'Occupation. Un soir de 1942, on avait sonné à la<br />

porte de la rue Sylvabelle et un homme qui cachait son visage sous un chapeau au bord rabattu sur les yeux<br />

avait demandé si c'était bien là qu'habitait M. Jean Tortel. Jeannette l'introduisit dans le salon et appela son<br />

mari. Le mystérieux visiteur se présenta sous le nom de M. François. Il dit qu'il était envoyé par Gabriel<br />

Audisio, un des piliers des Cahiers du Sud, qu'il faisait partie du Comité national des écrivains et demanda si<br />

on ne pourrait pas l'héberger pendant deux à trois jours, ce que Tortel accepta aussitôt. Une conversation<br />

s'engagea sur les publications clandestines de la Résistance qui commençaient à se multiplier et dont la<br />

dernière en date était le Silence de la mer de Vercors. Au bout d'un moment, le visiteur dit : « Pourquoi le<br />

cacher plus longtemps ; je ne m'appelle pas François, mais Francis Ponge. » Jean Tortel avait lu son Parti pris<br />

des choses qui venait de paraître et, dès cet instant, une amitié fraternelle s'était établie entre eux.<br />

Quelques semaines après notre première rencontre avec les Ponge, c'était au début du printemps, les Tortel<br />

nous invitèrent à passer avec eux un week−end à Buisson, près de Vaison−la−Romaine. Ce petit village, que<br />

j'aimai aussitôt et qui devait bientôt me devenir familier, se trouve aux confins du Vaucluse et de la Drôme,<br />

dans un harmonieux paysage de vignes et de pinèdes. Du haut de la colline où il est situé, en bordure de la<br />

vallée de l'Eygues, on aperçoit toute proche la grande masse chauve du mont Ventoux. Une trentaine de<br />

maisons aux toits de tuiles rondes se pressent autour d'une vieille église accotée aux vestiges d'une<br />

commanderie des Templiers. Sur une place ombragée de platanes, une fontaine d'eau claire coule dans un<br />

bassin moussu. Les seuils et les fenêtres sont, comme dans tous les villages du Vaucluse, décorés de fleurs en<br />

pots et de plants de basilic cultivés pour la soupe au pistou, dans de vieilles marmites ou dans des touques de<br />

conserves en fer blanc rouillé.<br />

<strong>Agone</strong> <strong>10</strong> 6

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