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Agone n° 10 - pdf - Atheles

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En contrepoint aux profondeurs submarines et agitées de la ville élevée sur les brouillards, le séjour<br />

s'illumine soudain de la lumière d'hiver qui donne « une précision microscopique à l'oeil », jette San Gorgio<br />

dans la clarté et inonde les campi d'une clarté parfaite : « Le matin, cette lumière force la vitre de votre<br />

chambre, ouvre d'autorité vos paupières comme un coquillage puis vous échappe pour faire rebondir ses<br />

rayons −− comme un écolier bondissant qui fait glisser sa baguette au long de la grille en fer d'un parc ou d'un<br />

jardin... Dépeins, dépeins, vous crie−t−elle, vous prenant pour un Canaletto, un Carpaccio ou un Guardi. »<br />

L'oeil s'en tient à nager dans la ville comme un poisson : « J'ai pris le risque d'être accusé de dépravation, je ne<br />

vais pas réagir à l'accusation de superficialité. Les surfaces −− que l'oeil enregistre en premier −− en disent<br />

souvent plus que ce qu'elles cachent, provisoire par définition. » Souterrains, miniers, ces labyrinthes de<br />

brumes où les pas marchent tout au long d'une véritable descente du temps, ces labyrinthes dénués des signes<br />

qui marquent efficacement une époque conduisent Brodsky, malade et sarcastique, vers un départ précipité.<br />

Mais si Joseph Brodsky revient dans cette ville, s'il ne se lasse pas des intrigues serviles qui, à l'image des<br />

canaux, tissent le réseau de médisances des courtisans fatigués, il doit bien aussi exister dans la beauté<br />

quelque secrète antidote contre le malheur. La faculté de Venise de doubler la beauté dans l'eau et de s'égaliser<br />

au temps, de jouer d'autres temps avec la plus parfaite aisance, d'être Dieu −− car Dieu et le temps ne font<br />

qu'un −− est pour beaucoup dans la tendresse de l'exilé. La ville est une oeuvre où l'oeil et la larme sont<br />

doubles et coïncident avec une tristesse heureuse et rare de notre finitude : « La larme est une tentative pour<br />

demeurer, rester en arrière, se fondre avec la ville. Mais c'est contre les règles. La larme est un retour, un<br />

hommage de l'avenir au passé. [...] Je le répète : l'eau est égale au temps et procure à la beauté son double. En<br />

partie eau, nous servons la beauté de la même manière. En se frottant à l'eau, cette ville améliore l'allure du<br />

temps, embellit l'avenir. »<br />

Venise est la ville des saints et des monstres. La régularité se double de la grimace baroque et de la joyeuse<br />

effronterie des chérubins, monstres d'opéra, centaures et lions ailés. La solitude émerveillée de Brodsky, ses<br />

éclats ironiques font de ces notes des marginalia de Venise, confidences d'une certaine grandeur, comme des<br />

grafitti laissés par les amants désoeuvrés sur les quais du temps. Qu'est−ce qu'une ville ? Cet intérieur doublé<br />

de l'extérieur des boulevards et des rues, du secret indéfinissable des appartements, de leurs allures de théâtre<br />

où se jouent les drames du temps, où meurent les amours et s'oublient les crimes, et qui bâtissent l'échiquier<br />

mystique des jours et des nuits. Qu'est ce que Venise ? Londres et Saint−Pétersbourg dans Venise.<br />

Assurément, une ville est le palimpseste de notre mémoire et de nos amours. Chaque ville meurt avec nous. À<br />

moins que les larmes ne veuillent revenir, car l'ombre de nos amours resplendit, s'apaise et se dépose en nous<br />

lorsque nous dormons.<br />

<strong>Agone</strong> <strong>10</strong> 2

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