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Agone n° 10 - pdf - Atheles

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l'engagement syndical aux réflexions juridiques, vont converger dans une suite d'expressions pratiques et<br />

spéculatives, elle rédigea, à côté d'un grand nombre d'articles et d'essais, sept des onze Cahiers de Marseille<br />

(numéros 5 à 11). Et ses Cahiers, qui forment l'autobiographie de la conscience européenne moderne, sont un<br />

des pôles de son héritage −− l'autre étant son Prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain,<br />

projet d'une société en accord avec les « besoins de l'âme ».<br />

Simone Weil montait régulièrement aux Cahiers du Sud, à la rédaction haut perchée dans le grenier, avec<br />

une sortie secrète en cas de perquisition. « Le Directeur reçoit le Mercredi, de 18 à 20 heures. » Jean Ballard<br />

ouvrait sa revue et sa maison à tous les poètes, artistes et écrivains qui, pour des raisons politiques ou raciales,<br />

cherchaient un refuge à Marseille ou en faisaient leur dernière étape avant de quitter la France pour l'Algérie<br />

ou le Maroc.<br />

La revue était un centre de vie. Jean Tortel, au comité de rédaction de 1938 à 1966, dit que les Cahiers<br />

furent pour lui « une quotidienneté poétique irremplaçable, [que] leur action a été grande et qu'ils ont éveillé<br />

beaucoup d'écritures qui sans eux n'auraient pu se manifester ».<br />

Jean Lambert, qui avait connu Simone Weil par des amis communs à l'époque de Normale, l'y avait amenée.<br />

Et c'est lui qui l'avait encore encouragée à publier son important essai, L'Iliade ou le poème de la force.<br />

L'essai, déjà sur épreuves chez Gallimard, « avait été ensuite retenu impubliable en période d'occupation<br />

allemande (21) ». Jean Ballard en fut ravi et l'essai parut aux Cahiers en décembre 1940 et en janvier 1941,<br />

signé Émile Novis, anagramme d'un nom trop juif, qu'elle accepta « à cause de ses parents », m'a dit Marcelle<br />

Ballard.<br />

« Simone Weil : très messianique ; une grande intellectuelle. Elle traînait sur les mots ; une inspiration<br />

révoltée. Très négligée ; ma femme, qui l'adorait, aurait bien voulu la voir plus coquette. À nos mercredis, des<br />

amis en sourirent, puis bientôt ne sourirent plus ; elle avait un public. Une insouciance parfaite de l'argent. »<br />

Ainsi l'évoqua, pour moi, Jean Ballard, que j'eus le bonheur de rencontrer au printemps 1973, deux mois avant<br />

sa mort, grâce à l'efficacité du père Perrin.<br />

Elle aimait les bébés. « Ma petite Françoise était dans son berceau ; très attendrie, Simone se penchait sur<br />

elle, l'air un peu sévère, et lui parlait en grec », raconta Marcelle Ballard. Elle aimait l'amour. Sur l'album de<br />

Marcelle il y a une dédicace de Simone à Françoise. Parmi tant de noms illustres (de Valéry à Saint−John<br />

Perse et Léger, d'Adamov à Breton), brille pour la petite un passage de l'Antigone de Sophocle, en grec et dans<br />

la traduction de Simone. « Amour invisible... qui t'abats sur les demeures... Qui te possède est fou... » La<br />

dédicace dit : « Pour que Françoise lise le texte et la traduction −− surtout le texte −− quand elle aura seize<br />

ans ; et que ses parents gardent une trace du passage de quelqu'un qui par eux se sentait chez soi à Marseille,<br />

au moment où tant de gens s'y sont crus exilés. »<br />

D'habitude elle se tenait dans un coin du canapé en coquillage plein de livres, le plus près de la fenêtre, ou<br />

dans un petit fauteuil en faux cuir et bois, style 1920. La pièce, identique aujourd'hui, était alors « plus<br />

vivable » −− Marcelle Ballard m'y accueillit avec émotion. Les objets palpitaient, la lumière d'un après−midi<br />

de fin d'été à la mer souriait sur le tissu rayé du divan, sur les coins des couvertures jaunies, sur la porte<br />

protectrice vers le toit.... Le gros poêle ronronnait cordialement. Jean Tortel se souvient de Simone tenant<br />

presque toujours les mains dans ses poches et regardant toujours au−delà. Elle avait l'air absente, mais ne<br />

l'était pas, « car elle pouvait entrer d'aplomb dans ce qu'on avait dit une heure avant ».<br />

« Parfois elle prenait un livre et ne se mêlait pas au mouvement perpétuel. Nous passions des semaines sans<br />

rien se dire. » Jean Tortel, au visage plein et cordial, à la voix chaleureuse, proche de la terre (né vauclusien<br />

de grands−parents paysans, il émane pour moi le rythme intérieur des hauts cyprès qui entourent sa maison<br />

<strong>Agone</strong> <strong>10</strong> 5

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