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du langage, s'il s'oppose à un usage quotidien, se tient face au monde, à distance respectable de la rhétorique ;<br />
le travail poétique sur les « mots » n'est pas un travail de précision métaphorique, ni un simple travail<br />
« d'oreille », c'est la recherche d'une « voix archaïque » qui laisserait parler en nous cette part d'être que<br />
l'usage routinier du langage ne laisse plus entendre et que l'affectation détruit : « En poésie, écrit−il, la terre<br />
entaillée permet de rejoindre un sentier et de dissiper notre accablement. Dans cette modique entaille de la<br />
terre... Dans les poèmes aussi, certains mots sont là qui mémorisent les entailles. Par la rencontre qu'ils font<br />
avec un autre mot ou avec le sens qu'on attend d'eux... Le poète qui versifie en marchant bouscule de son talon<br />
frangé des centaines de mots à ce coup inutile... Il faut réapprendre à frapper le silex à l'aube, s'opposer au flot<br />
des mots... (18) »<br />
Alors qu'il met en chantier « La poésie tout court », sur la demande expresse de Jean Ballard (19), Georges<br />
Mounin lui fait part de son désir de tenir une chronique régulière dans les Cahiers qui s'intitulerait « Plaisir au<br />
poème » : « Deux pages ou à peine plus, présentant, éclairant, commentant un poème, dans le genre des petits<br />
chapitres de Avez−vous lu Char ? Poèmes tantôt très connus, tantôt d'aujourd'hui, tantôt classiques, tantôt<br />
inédits, venant de jeunes. J'ai en projet les poèmes ou les poètes suivants : Éluard, La Dame de carreau ;<br />
Aragon, Maintenant que la jeunesse ; Mallarmé, Le Phénomène futur ; Vigny, les vingt premiers vers de La<br />
Mort du loup ; Léopardi, L'Infini −− traduit par moi −− ; Nazim Hikmet, Le Cinquième Jour ; etc. Comme<br />
vous le voyez, il s'agit d'un projet très ambitieux. Songez−y. Voyez si les Cahiers peuvent s'y intéresser. Vous<br />
me direz ensuite si je dois m'y mettre (20). »<br />
C'est une chronique « clefs en main » que Mounin propose aux Cahiers, et le comité de rédaction ne s'y<br />
trompera pas. Les textes, qu'il annonce programmatiques, sont pour la plupart déjà écrits ; il ne leur manquait,<br />
pour ainsi dire, qu'un titre générique. Dans cette série de textes, se trouve réuni tout l'arsenal critique de<br />
Mounin et c'est bien légitimement qu'il conçu de ficeler l'ensemble. Sa seule exigence sera qu'on lui laisse les<br />
coudées franches : « Si l'on veut restaurer la critique de la poésie, écrit−il à Ballard, il faut restaurer une<br />
certaine sévérité, franche, foncière ; une sévérité sur l'essentiel. Aujourd'hui, quand la critique est sévère, c'est<br />
trop souvent sur un détail, après tant de louanges ! « Plaisir au poème » m'incite à dire carrément ce que je<br />
pense, à combler le fossé entre une certaine critique parlée (ce que nous admettons entre nous) et la critique<br />
écrite. [...] Il faut apprendre à tout dire, en critique aussi (21). »<br />
La méthode de « Plaisir au poème » tient en une seule phrase : « Comme j'aime la poésie, écrit Mounin, je<br />
me refuse de faire semblant d'entrer dans [un] texte, je refuse de me donner le change et de donner le<br />
change (22). » L'excès d'images, la gratuité ou la précision abstraite de certaines d'entre elles, le souci de se<br />
traduire plutôt que de transmettre, l'invention verbale, le formalisme pour lui−même, le choix de la préciosité<br />
contre la vérité, etc. Tels seront, au fil des chroniques, les motifs du refus de Mounin d'entrer dans un pacte<br />
poétique. Mis bout à bout, ils composent un tableau vivant des tentations esthétiques du moment, vis−à−vis<br />
duquel, quarante ans plus tard, on continue de se sentir chez soi :<br />
Sur l'impressionnisme abstrait et la dissolution du sujet poétique :<br />
<strong>Agone</strong> <strong>10</strong> 8