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Agone n° 10 - pdf - Atheles

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et l'autre, en effet, me paraissent incarner au plus haut point la tradition méditerranéenne d'un humanisme<br />

purement rationnel et totalement dénué d'angoisse métaphysique comme de tout fantasme surréaliste. Ceux<br />

qui appartiennent à cette tradition ne sont certes pas insensibles aux alanguissements élégiaques ni aux extases<br />

mystiques. Mais, quand ils s'abandonnent à leurs sortilèges, c'est par soif de dépaysement exotique, à la façon<br />

des Méridionaux qui, en été, lorsque le ciel est trop bleu et le soleil trop ardent, aspirent à la pluie, à la neige<br />

et aux brumes glacées. Ils s'immergent avec délice dans un monde émotif qui leur est fondamentalement<br />

étranger, mais, ce faisant, ils gardent leur quant−à−soi et, au moment de perdre pied, ils regagnent la terre<br />

ferme en s'ébrouant comme un chien sortant de l'eau. C'est, me semble−t−il, ce qu'ont fait Picasso et Ponge,<br />

en rejetant l'un le surréalisme et l'autre la période bleue de ses débuts. Chez Picasso, la déformation<br />

provocante des objets et du visage humain n'a pour but que d'en souligner la réalité objective et il y parvient<br />

avec la même acuité que Ponge le fait en jouant avec les mots et la syntaxe. Cette appréhension pragmatique<br />

et prométhéenne des relations entre l'homme et la nature fait que le lyrisme de Ponge et celui de Picasso,<br />

même lorsqu'il atteint, dans Guernica, une intensité bouleversante, est toujours aux antipodes du surréalisme<br />

comme du romantisme. Cette même démarche explique aussi qu'ils aient été attirés, l'un et l'autre, par le<br />

communisme, tel qu'il apparaissait en ce temps−là, c'est−à−dire comme une apologie de la raison pure.<br />

Par la suite, j'ai souvent revu Ponge à Paris. Il habitait rue Lhomond, derrière le Panthéon, un appartement<br />

où il avait succédé à son ami Dubuffet. Celui−ci y avait peint les portes des placards et laissé dans le salon<br />

quelques−unes de ses premières oeuvres. Je me souviens de l'une d'elles, que Ponge aimait beaucoup et qui<br />

représentait une étrange vache colorée en rouge de minium dans un pré vert sombre. Ponge me recevait à sa<br />

table de travail couverte d'ébauches raturées de son Malherbe. Je le revois tel qu'il était alors, sa tête chauve et<br />

ronde, aux tempes grises, son visage large et coloré, ses yeux très noirs, souvent malicieux. Il me parlait du<br />

Littré qu'il compulsait sans cesse comme un curé son bréviaire. « Savez−vous, me disait−il en souriant, que la<br />

définition de l'homme dans la première édition du Littré était : terme générique qui embrasse la femme. » La<br />

douce Odette s'affairait dans la cuisine pour nous préparer du thé. Depuis toujours elle subissait sans jamais se<br />

plaindre leur perpétuelle gêne financière qui, de temps à autre, les obligeait à vendre une porte des placards de<br />

Dubuffet, un dessin de Braque ou une petite gouache de Talcoat.<br />

La gloire et une relative aisance ne sont venues à Ponge que très tard, tout à la fin de sa vie. Aujourd'hui, il a<br />

rejoint La Fontaine et Malherbe dans les anthologies et les manuels scolaires, et ses textes sont disséqués dans<br />

les départements de français de toutes les universités américaines et dans toutes les classes préparatoires à<br />

l'École normale supérieure. Un jour, il n'y a pas longtemps de cela, mon petit−fils Thomas me dit que,<br />

lorsqu'il était khâgneux à Janson−de−Sailly, rien n'était plus redouté que d'avoir à rédiger, sur Le Savon ou La<br />

Figue, une de ces savantes explications de texte dont se délectent les sorbonnards. Ironie du destin, Ponge<br />

s'était lui aussi présenté à ce prestigieux concours. Mais, pris de panique à l'oral, il était resté muet. Et c'est<br />

ainsi qu'à défaut de la rue d'Ulm, il entra aux Messageries Hachette pour y gagner modestement sa vie.<br />

Pendant ce temps, la conjoncture politique s'était rapidement détériorée. Une nuit, je fus réveillé par un coup<br />

de téléphone de Chapuis qui me demanda de venir le rejoindre de toute urgence dans une ruelle du quartier<br />

Vauban. C'était peu après que de Gaulle eut démissionné. Celui qui l'avait remplacé, Ramadier, était un petit<br />

homme maussade, avec des lunettes rondes et une barbiche à la Trotsky, qui se débattait à la fois contre les<br />

communistes et les difficultés du ravitaillement et que Le Canard Enchaîné avait surnommé Ramadan.<br />

Chapuis m'annonça que les ministres communistes allaient être révoqués, qu'on s'attendait à des arrestations et<br />

qu'il fallait se préparer à entrer dans la clandestinité. Le Parti ne tarda pas à réagir et lança de grandes grèves<br />

insurrectionnelles qui, à partir des charbonnages du Nord, se propagèrent dans tout le pays. L'Huma s'attendrit<br />

<strong>Agone</strong> <strong>10</strong> 9

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