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Agone n° 10 - pdf - Atheles

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Desnuelle me parlait souvent des huileries et des savonneries marseillaises. Il était officiellement leur<br />

conseiller scientifique et avait découvert avec étonnement leur caractère vétuste et semi−artisanal. Chaque<br />

usine avait son maître savonnier, détenteur d'un secret de fabrication qui se transmettait de père en fils. À<br />

chaque cuvée, il faisait sortir tout le monde, y compris le patron, restait enfermé seul quelques instants, puis il<br />

ré−ouvrait la porte de l'atelier et disait gravement à un manoeuvre : « Petit, ajoute encore un seau et demi de<br />

soude. » Desnuelle avait fini par apprendre que le fameux secret consistait à tremper un doigt dans le savon et<br />

à le sucer pour juger au goût s'il était assez alcalin. Il aurait été plus simple et plus efficace d'utiliser pour cela<br />

un pH−mètre, mais, sous prétexte qu'on avait toujours fabriqué le savon ainsi, aucun industriel n'avait accepté<br />

de faire cette dépense. Peu après la Libération, le ministère de l'Industrie et la Chambre de commerce avaient<br />

envoyé une délégation marseillaise visiter les usines hollandaises et américaines. À son retour, elle avait<br />

raconté que là−bas, les savonneries n'étaient pas crasseuses, mais aussi propres que des cliniques<br />

chirurgicales, qu'elles étaient entièrement automatisées et que toutes s'étaient mises à produire des détergents.<br />

Les dynasties familiales qui régnaient sur l'industrie locale des corps gras s'amusèrent beaucoup de ces<br />

rapports et, persuadées que rien ne remplacerait jamais le savon de Marseille, elles n'y prêtèrent aucune<br />

attention. Leurs entreprises, habituées depuis des générations à faire de grands profits en spéculant sur les<br />

cours des matières premières coloniales, laissèrent passer leur chance de se moderniser et de se reconvertir à<br />

temps. Dix ans plus tard, elles furent toutes absorbées par des multinationales étrangères. Tandis que<br />

disparaissait ainsi la principale industrie de Marseille, la ville et son port étaient gravement touchés par la fin<br />

de l'empire colonial sur lequel reposait leur fortune et, comme Venise après la découverte du Nouveau<br />

Monde, ils entrèrent dans une décadence dont on ne sait toujours pas, un demi siècle plus tard, s'ils se<br />

relèveront un jour.<br />

Je fréquentais alors assidûment et avec plaisir quelques amis intimes, tous médecins. L'un d'eux était Henri<br />

Métras. Un peu plus jeune que moi, il avait un visage rond et coloré, des joues bleuies par le rasoir, un nez très<br />

court, d'épais sourcils et une mèche de cheveux noirs plaqués sur un crâne presque chauve. Sa femme,<br />

Monique, elle aussi très brune mais pâle, zozotait un peu. Presque chaque dimanche, nous allions en famille<br />

passer la journée chez eux, dans leur villa cossue où on parvenait par un petit chemin poussiéreux grimpant à<br />

travers les oliviers du port de Cassis vers le cap Canaille. Henri Métras s'était vite acquis une grande notoriété<br />

en chirurgie thoracique et plusieurs fois, à Marseille, j'ai admiré la prodigieuse dextérité avec laquelle il<br />

réséquait un poumon cancéreux ou décortiquait la plèvre lardacée d'un vieux tuberculeux. Nous allions<br />

souvent aussi chez Edmond Henry, qui était de la même promotion d'internat que moi et avait une maison de<br />

campagne dans le Luberon. Très grand, aussi flegmatique et dégingandé que Métras était vif et trapu, c'était<br />

un crack de la chirurgie abdominale et il me racontait comment il réparait les canaux cholédoques que d'autres<br />

chirurgiens avaient maladroitement sectionnés pendant l'ablation de la vésicule biliaire. Un autre de nos<br />

familiers était Robert Naquet que tout le monde appelait Boby. Spécialiste de l'épilepsie et pionnier de<br />

l'électro−encéphalographie, il habitait sur le Vieux−Port, en face de Notre−Dame−de−la−Garde, un des beaux<br />

immeubles édifiés de part et d'autre de la mairie, sur l'emplacement du quartier dynamité par les Allemands<br />

pendant l'Occupation. C'est à leur architecte, Fernand Pouillon, que Marseille doit d'avoir échappé aux<br />

désolantes reconstructions de Toulon, de Brest, d'Amiens et de tant d'autres villes françaises. J'avais connu<br />

Pouillon au PC, dont il avait été membre encore plus brièvement que moi, et j'avais conservé d'excellentes<br />

relations avec lui. Nous allions souvent le voir à Entremont, près d'Aix−en−Provence, et je garde un souvenir<br />

ému des civets de lièvre à la royale qu'il aimait cuisiner lui−même dans une grande casserole de cuivre rouge.<br />

Chez Boby Naquet, nous dînions sur une terrasse fleurie de camélias arborescents qui surplombait les pannes<br />

du Vieux−Port et leurs innombrables barques doucement illuminées le soir par les réverbères du quai. Il nous<br />

racontait ses expéditions nocturnes afin de capturer dans les rues des chats errants destinés à ses expériences<br />

neurologiques. Il était célibataire et entourait sa vie sentimentale d'un épais mystère qui ne se dissipa qu'avec<br />

son mariage. Sa femme, Michèle, était fille d'André Maurois et avait hérité de son père une lippe saillante et<br />

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