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Femme insaisissable, fille−énigme, multiple et cohérente, en exil sur terre, ayant atteint le dépouillement de<br />
tous les rôles comme les fous de Shakespeare qui, depuis quatre siècles disent « la vérité tout court »<br />
(« Darling M., demande−t−elle à sa mère, sens−tu l'affinité, l'analogie essentielle entre ces fous et moi −−<br />
malgré l'école, l'agrégation et les éloges de mon " intelligence " ? (14) »). Sa présence aujourd'hui, parmi<br />
nous, est très forte, et son écriture reste pour nous, presque un demi−siècle après sa mort, le sceau de sa<br />
vocation.<br />
La certitude de fond de Simone Weil est celle−ci : « L'instant de la mort est la norme et le but de la vie ». Ce<br />
moment de la vérité pure, nue, certaine, éternelle (15) » a une analogie avec « le pôle (16) » et il faut y ancrer<br />
les actes et les événements de sa propre existence, qui est unique. Simone Weil, une enfant et un guerrier à la<br />
fois, a travaillé toute sa vie, sur tous les plans de l'être, car c'est ainsi que le travail doit se faire, dans la fidélité<br />
à cette certitude. Aussi, le sens de son oeuvre n'a commencé à ressortir qu'après sa mort, et ceci non seulement<br />
pour des raisons pratiques évidentes, telle que la publication presque totalement posthume de ses écrits, mais<br />
aussi et surtout à cause du timbre de sa parole. Cette parole se fait plus compréhensible à notre âme au fur et à<br />
mesure qu'on s'éloigne des équivoques, des images et des déformations fatalement liées à Simone,<br />
génie−femme en lutte avec les schémas sociaux, émotionnels et spirituels de ses années sur terre.<br />
Elle a pensé, vécu, écrit la nécessité de la transformation. « Deux forces règnent sur l'univers, lumière et<br />
pesanteur (17). » Elles sont présentes à tous les niveaux, dans la matière brute, dans les plantes, dans les<br />
animaux, dans les peuples, dans les âmes. La lumière, le surnaturel, l'absolu, les atteint dans leur moelle,<br />
descend en eux. Le principe de lumière (le sattva des Upanishad que Simone à Marseille lisait en sanscrit)<br />
monte au−devant de la lumière qui descend ; ils fusionnent. La lumière en nous, c'est le grain de sénevé, la<br />
perle, le levain, l'« infiniment petit (18) » à mettre au centre, à honorer par la fidélité intérieure à une vie<br />
consciente. D'où la transformation.<br />
Pour que le grain germe, pour que le levain travaille la pâte, il faut des « moments d'arrêts (19) », il faut une<br />
trêve. En effet, si je me penche sur la vie et l'oeuvre de Simone Weil, revivant ma quête de dix ans pour écrire<br />
mon premier livre sur elle, cette Biografia di un pensiero publiée à deux reprises en Italie (en 1981 puis en<br />
1990 −− cette deuxième édition à la demande de nombreuses femmes) et traduite aux États−Unis, je trouve<br />
que le sens de son époque à Marseille est la « trêve ». Je place ce mot entre guillemets parce que Simone Weil<br />
ne voulait pas de cette trêve, mais comptait aller au Maroc et ensuite en Angleterre. Dans ce but, elle avait<br />
demandé un poste dans l'enseignement en Afrique du Nord. Remplie d'un mélange « d'horreur, de pitié, de<br />
honte et de remords », dans la pensée de malheurs ou de dangers auxquels elle n'avait point de part, elle ne<br />
recherchait pas une détente « mais seulement une espèce différente de tension ». Elle cherchait un refuge,<br />
mais il s'agissait d'un refuge non « contre les événements, mais contre [son] imagination (20) ». Ce furent une<br />
tension, un refuge qu'elle n'obtint pas. Elle avait été nommée au lycée de filles de Constantine à partir du 1er<br />
octobre 1940, mais ne reçut jamais la lettre.<br />
Si je parcours à nouveau ces rues, ces jardins, si je m'assieds encore dans ces pièces, le salon de Jean Ballard<br />
dans l'avalanche dorée du coucher de soleil sur la mer (« Simone Weil aimait cette lumière », me dit−il), la<br />
rédaction des Cahiers du Sud haut perchée dans le grenier, où Marcelle Ballard me reçut avec son beau<br />
sourire blond, la petite salle toute pénombre et fraîcheur où nous nous reposâmes, Jean Tortel et moi, de<br />
l'éblouissant vent−soleil de son champ−jardin... de Marseille à Avignon et, avant, à Aix−en−Provence, chez le<br />
père Perrin qui m'envoya à Jean Ballard ; et après, en Ardèche, chez Gustave Thibon, en Aude, chez René<br />
Nelli et Déodat Roché..., jours de 1973, 1974, 1976, je me trouve au coeur de son oeuvre et au coeur de mon<br />
livre sur elle. Et je peux appeler cette époque de Marseille un don et un creuset. Un don, car ce fut pour<br />
Simone Weil sa deuxième époque de bonheur terrestre, après l'Italie (en 1937, avec Florence au centre) ; et un<br />
creuset où son langage de poète prit forme. Dans ce lieu et ce temps où toutes ses expériences antérieures, de<br />
la vie d'usine aux méditations de politique et d'histoire, des lectures religieuses à l'étude des Grecs, de<br />
<strong>Agone</strong> <strong>10</strong> 4