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comme une profanation de la pensée à l'état pur. Toute intervention de sa pensée dans le destin d'un<br />
personnage est sacrilège... Mais Laurent Pasquier m'attire et me plaît justement parce qu'au lieu de<br />
s'abandonner à l'irrationalisme par lassitude du rationalisme, ou par lassitude tout court, il reste lucide, et<br />
ferme somme toute... Il représente une race d'hommes rares dans la littérature française, la race de ceux qui<br />
servent de trait d'union entre les lettres et les sciences... La pensée d'un Sartre pourrait sortir tout droit de<br />
spéculations du XIIIe siècle ; elle ignore tout de la biologie, de la physique et de l'astronomie... La science<br />
n'aide plus à former d'écrivains... Einstein ou Freud offrent aux plumes de second ordre des plaisanteries<br />
faciles ou des canevas de passables romans, des systèmes. Mais qu'est−ce que Claudel ou Gide, qu'est−ce<br />
qu'Éluard même, visiblement et profondément, savent des problèmes de la science de notre temps ? [...]<br />
Camus lui−même, au cours du Mythe de Sisyphe, est un Laurent Pasquier qui ne sait pas rester ferme, et<br />
sombre à sa façon dans le gouffre irrationaliste, en protestant que sa manière d'y tomber reste la seule bonne ;<br />
il se distrait à se regarder tomber : c'est son divertissement (11). »<br />
Pour Georges Mounin, la médecine de l'âme, ce ne peut être que la médecine du monde et cela s'appelle le<br />
« matérialisme dialectique ». Dans la première version qu'il livre aux Cahiers du Sud, l'argument passe mal ;<br />
le comité de rédaction veille à le lui faire savoir et Mounin rectifie le tir en supprimant le passage incriminé.<br />
En échange de quoi il laisse entendre son désappointement :<br />
Mon cher Lartigue,<br />
[...] Je te renvoie les épreuves de « Laurent Pasquier ». Explique gentiment aux membres du comité de<br />
rédaction que ma phrase ne les fait tiquer que parce qu'elle contient le mot marxiste. Si j'avais écrit : « Il faut<br />
aller au bout de la pensée ascétique hindoue pour retrouver cette exigence de réalisation de l'âme dans sa<br />
totalité », personne n'aurait tiqué. Ajoute que cette prétention de ma phrase est assez justifiée pour n'être pas<br />
ridicule. Quelle est la « conception du monde » actuellement, hors du marxisme, qui se soucie de créer une<br />
vue cohérente englobant les cosmogonies les plus récentes en même temps que la biologie des ultravirus ?<br />
Ont−ils jamais lu dans Les Temps modernes ou même Esprit les noms d'Eddington ou de Fessenkov, ou les<br />
problèmes de la mosaïque du tabac ? etc.<br />
Calme−les, console−les ; ma phrase n'assassine personne, pas même des serviteurs consciencieux des<br />
Cahiers du Sud, dont la curiosité est certes plus vaste que celle des autres revues (12).<br />
Attentif à ne pas froisser ce nouveau talent dont, métier oblige, il a su immédiatement peser la valeur, Jean<br />
Ballard lui adresse une longue lettre où il expose sa doctrine de l'invisibilité sémantique. Il s'y découvre<br />
meilleur diplomate que dialecticien :<br />
Cher ami,<br />
<strong>Agone</strong> <strong>10</strong> 4