Create successful ePaper yourself
Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.
oppose un double argument. Premièrement, la lettre écrite est semblable à une<br />
peinture muette, c’est-à-dire une peinture morte de la parole qui n’est capable que<br />
d’imitation et de répétition indéfinie d’une même chose. L’écriture est une parole<br />
orpheline, qui n’a pas la force vive de la parole vivante, celle du maître. Elle ne peut<br />
« se porter secours à soi-même », elle ne peut répliquer ou répondre quand on<br />
l’interroge. Elle ne fait naître aucune pensée dans l’âme de celui qui la lit. Cette<br />
parole écrite est donc stérile, inféconde ; elle ne conduit à aucun nouveau savoir.<br />
Deuxièmement, ce mutisme encourage, paradoxalement, une forme de bavardage<br />
stérile. Cette parole muette n’étant pas guidée par un père qui la porte vers un lieu ou<br />
un but qui pourrait la faire devenir fructueuse, elle erre, va au hasard, ne va nulle part,<br />
fait du <strong>sur</strong>-place. D’une part elle ne sait pas où elle va, d’autre part elle ne sait pas<br />
à qui elle s’adresse. Or pour Platon il est essentiel de savoir distinguer à qui il<br />
convient de s’adresser. Devant certains, il faut savoir se taire. L’écriture n’a donc rien<br />
d’une technique utile. Il est réducteur d’en faire un moyen de reproduction de la<br />
parole vive et de conservation du savoir. Elle doit plutôt être envisagée comme un<br />
régime spécifique d’énonciation (émetteur absent, destinataire indéfini, contenu<br />
mort, figé et stérile) et de circulation de la parole et du savoir. L’écriture met en<br />
place un régime d’énonciation orphelin, un régime qui soliloque et ne s’adresse à<br />
personne plutôt qu’à tout le monde, un régime qui reste dans l’ignorance de son<br />
émetteur comme de son destinataire. Plutôt que de faire circuler le savoir, elle le fait<br />
divaguer et naufrager. Plutôt que de le réserver aux âmes fortes, elle le propose à<br />
n’importe qui. L’écrit communique, certes, mais d’une manière bien peu attentive et<br />
soignée. Elle communique à vide, et brouille l’identité de l’émetteur et du<br />
destinataire, ainsi que le contenu même du message, dont la visibilité et l’autorité<br />
sont mises à mal.<br />
- Ecriture et démocratie<br />
Seule la parole vive et vivante est capable de distribuer le logos. L’écriture rate le<br />
logos, l’abîme, le fourvoie. Elle introduit une forme de dissonance dans la cité<br />
ordonnée. Pour Platon une cité juste est une cité qui harmonise les pratiques du faire,<br />
de l’être et du dire. Un citoyen est caractérisé par une occupation, par une place qui<br />
lui commande une façon d’être particulière, et enfin par un rapport au tout de la<br />
communauté. La république est ce régime qui harmonise et ordonne les rapports du<br />
citoyen à la communauté. Chacun a une fonction qui lui est propre et chacun, à sa<br />
juste me<strong>sur</strong>e, participe au bon fonctionnement de la république. A chacun selon ses<br />
moyens. Les uns cultivent, les autres font la guerre, quelques-uns gouvernent. Et la<br />
parole vive s’adresse aux uns et aux autres en fonction de leur capacité d’écoute et de<br />
compréhension. Face à ce système à la fois juste et bon, beau et ordonné, Platon<br />
oppose celui de l’anarchie démocratique. Dans la démocratie, la parole vive n’a<br />
plus sa place. Elle est remplacée par une parole morte, bavarde et muette :<br />
l’écriture. La loi démocratique a besoin de l’écrit, elle le consacre et le privilégie, au<br />
détriment de cette parole vive qui n’a plus lieu d’être.<br />
Platon montre ainsi que certains espaces proprement démocratiques détruisent le<br />
logos et le rendent inopérant. C’est, par exemple, le cas du Portique royal<br />
49