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[Bonnes feuilles<br />

Ça et 25 centimes<br />

Alberto Manguel intime<br />

« Improvisation nourrie de l’expérience d’une vie, jam session dans le cadre d’une fabuleuse<br />

bibliothèque », c’est ainsi que Claude Rouquet, éditeur de L’Escampette et ami d’Alberto Manguel,<br />

présente ces dix conversations qui les ont réunis en toute « franchise intérieure ». Aujourd’hui un livre<br />

savoureux dont nous sommes heureux de vous présenter quelques extraits.<br />

> Une enfance sans enfant<br />

Alberto Manguel naît en Argentine en<br />

mars 19<strong>48</strong> de parents « d’extractions<br />

russes et autrichiennes ». Un mois<br />

plus tard exactement, il suit son père<br />

qui vient d’être nommé ambassadeur<br />

auprès du nouvel État d’Israël. Il y est<br />

élevé par une nourrice recrutée sur<br />

petite annonce, Ellin…<br />

« – Ellin était une lettrée ?<br />

– Ellin était une Européenne ! Cela<br />

veut dire qu’il y avait une culture de<br />

DR<br />

Alberto Manguel, Ça et 25<br />

centimes, L'Escampette<br />

éditions, 2009, 227 p.,<br />

14 x 21 cm, ISBN 978-2-<br />

356-08019-6<br />

Alberto Manguel enfant.<br />

base, qu’une famille bourgeoise juive<br />

tchèque-allemande connaissait nécessairement<br />

la culture européenne.<br />

Ellin me racontait que son père allait<br />

souvent voir des pièces de théâtre.<br />

Toute cette société le faisait, il n’y<br />

avait là rien de spécial. Le père réunissait<br />

ses enfants avant d’aller au<br />

théâtre et leur lisait la pièce. Une chose<br />

qu’Ellin m’a donnée – et qui est très<br />

importante ! – est le sentiment que la<br />

culture, littéraire, artistique, musicale,<br />

n’est pas quelque chose d’extraordinaire<br />

mais quelque chose de tous les<br />

jours et qu’il n’y a pas de différence<br />

entre une littérature considérée populaire<br />

et une littérature dite classique.<br />

Ce qui compte c’est d’y trouver notre<br />

bonheur et un miroir du monde. Ellin<br />

lisait les romans de Cronin, Guy des<br />

Cars, Alberto Moravia, Erich Maria<br />

Remarque, Graham Greene, Mazo de<br />

la Roche… Et tout ça avec une connaissance<br />

de base, très traditionnelle, de<br />

Goethe, Schiller, Shakespeare, etc.<br />

Ellin avait deux caractéristiques très<br />

particulières pour une nourrice. L’une,<br />

elle n’avait aucun sens de l’humour,<br />

aucun, elle ne savait pas ce qu’était<br />

une blague, une plaisanterie ; l’autre,<br />

elle ne savait pas ce qu’était un enfant !<br />

Elle me traitait comme un adulte.<br />

– Sur le même ton ?<br />

– Exactement le même ton, avec les<br />

mêmes thèmes, en s’attendant au<br />

même genre de réponses et surtout<br />

avec le même sérieux. Je n’ai jamais,<br />

jamais, eu le sentiment qu’on me traitait<br />

de façon moins intelligente parce<br />

que j’étais un enfant.<br />

– Mais cela, tu l’as compris après, pas<br />

sur le moment ?<br />

– Sur le moment je comprenais qu’Ellin<br />

ne me traitait pas comme les autres<br />

adultes me traitaient. Jamais elle ne me<br />

parlait avec des petits mots d’enfant.<br />

Jamais. Elle me parlait d’une façon qui<br />

me plaisait beaucoup plus que lorsque<br />

c’était un membre ou un ami de la famille.<br />

Elle était une femme sans chair, tout<br />

os, avec une peau tannée, des cheveux<br />

gris et crépus ; sa voix était presque<br />

sans modulations. Elle attachait peu<br />

d’importance à ses toilettes : elle portait<br />

des robes simples, de couleur ocre<br />

ou brune ; ses chaussures étaient de<br />

celles que les Anglais appellent « raisonnables<br />

»…<br />

Très vite j’ai compris que cela me donnait<br />

certaines prérogatives, comme par<br />

exemple trouver normal que je m’intéresse<br />

aux livres. Quand je le voulais,<br />

Ellin m’emmenait à la librairie et je<br />

pouvais acheter les livres de mon choix.<br />

Jamais elle ne m’a dit : « Ce livre est un<br />

livre pour adulte. » (…)<br />

Très souvent des amis me demandent<br />

comment j’ai vécu cette enfance<br />

si bizarre, sans mes parents. Eh bien,<br />

j’étais heureux comme tout ! La personne<br />

qui s’occupait de moi, qui m’aimait, qui<br />

m’intéressait, que je n’avais pas à partager,<br />

c’était Ellin. J’étais l’enfant unique<br />

d’une femme qui pouvait se dévouer à<br />

moi 24 heures sur 24 ! Ellin me donnait<br />

des cours le matin, mathématiques, géographie,<br />

histoire, littérature…<br />

– Ellin s’occupait de tout ?<br />

– De tout ! Elle était, comme au XIX e<br />

siècle, mon tuteur.<br />

114 Bibliothèque(s) - REVUE DE L’ASSOCIATION DES BIBLIOTHÉCAIRES DE FRANCE n° <strong>47</strong>/<strong>48</strong> - décembre 2009

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