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DOSSIER<br />
NOUVELLES FISSURES,<br />
AU CŒUR MÊME DU MÉTIER<br />
Troisième constat. Interrogeant récemment des bibliothécaires<br />
de la Bpi sur les pratiques documentaires des lecteurs<br />
actuels, ils m’avouaient qu’ils rencontraient de plus en plus de<br />
jeunes usagers qui ne savaient plus effectuer de recherches à<br />
partir du catalogue mis à leur disposition. Le renseignement<br />
est d’autant plus intéressant qu’il ne s’agit pas de lecteurs<br />
débutants, mais d’étudiants confirmés. Les lecteurs actuels<br />
ne sauraient donc plus utiliser la bibliothèque ?<br />
En croisant cette remarque avec la lecture d’un article de<br />
Roger Chartier 5 , nous touchons là une autre évolution majeure<br />
de nos équipements. Celui-ci dit en substance que l’objectif de<br />
Google n’est pas la construction d’une bibliothèque universelle<br />
mise à la disposition de l’humanité, mais plutôt la construction<br />
d’une banque de données fournissant<br />
les « informations » à ceux<br />
qui les cherchent. La distinction est<br />
forte quand on sait que nos lecteurs<br />
étudiants dont il était question plus<br />
bas savent, à défaut d’effectuer une<br />
recherche dans le catalogue d’une<br />
bibliothèque, consulter sur le bout<br />
des doigts leur moteur de recherche<br />
favori.<br />
Ne doit-on pas lire dans ces deux<br />
éléments – le comportement des<br />
lecteurs, les objectifs décodés d’un<br />
industriel du numérique – le signe<br />
que nos bibliothèques s’inscrivent<br />
désormais dans un modèle plus<br />
documentaire que bibliothéconomique.<br />
Sans doute un autre élément vient-il confirmer cette<br />
tendance : le succès rencontré par les services très personnalisés<br />
des recherches documentaires proposés par certaines<br />
grandes bibliothèques municipales ou nationales. On songe<br />
ici au Guichet du savoir créé par la BM de Lyon, aux Cité des<br />
métiers et Cité de la Santé rattachées à la médiathèque de la<br />
Cité des sciences et de l’industrie, au Renseignement à distance<br />
créé il y 25 ans par la Bpi (qui a évolué vers l’échange<br />
par courriel et le travail en réseau). Nul doute que ces services<br />
répondent à une demande de plus en plus légitime que l’on ne<br />
confondra pas avec la tâche fondamentale des bibliothèques<br />
rappelée dans ce même article consistant à « protéger, cataloguer,<br />
rendre accessibles les textes dans leurs formes successives<br />
et concurrentes ».<br />
5. Roger Chartier, « L’avenir numérique du livre », Le Monde, 27/10/2009.<br />
En d’autres termes, carences des jeunes lecteurs étudiants<br />
à maîtriser l’outil bibliothèque, objectifs décodés du géant de<br />
l’information numérique à faire un usage commercial d’informations<br />
détournées d’ouvrages, volonté de certains professionnels<br />
de la bibliothéconomie à proposer eux aussi des services<br />
d’information personnalisés ne disent-ils pas une seule<br />
et même chose : la nécessité d’ajouter à nos équipements de<br />
lecture publique une fonction documentaire personnalisée et<br />
individualisée. Un service à la carte en quelque sorte, encore<br />
rare, mais qu’il serait urgent d’étendre.<br />
UNE MODERNITÉ DÉJÀ BATTUE EN BRÈCHE<br />
Nous voyons pour notre part, dans les objectifs non avoués de<br />
l’industriel, dans sa réussite si ostentatoire, dans les difficultés<br />
de nos nouveaux lecteurs à utiliser le catalogue, dans la chute<br />
des statistiques de fréquentation ou<br />
dans les tentatives de quelques professionnels<br />
du livre d’orienter le métier<br />
vers l’édition des contenus et la documentation…<br />
une attente non satisfaite<br />
qui dessine en creux les limites du<br />
modèle existant de la bibliothèque<br />
publique. Or c’est le modèle lui-même<br />
qui est ici en cause, pas uniquement<br />
l’aménagement de nos équipements.<br />
Sans doute nous croyions-nous<br />
sauvés ? Après avoir réformé en profondeur<br />
la pratique de la bibliothéconomie,<br />
modernisé l’image de nos<br />
équipements par une architecture<br />
et un design contemporains, ouvert<br />
nos magasins au libre accès, après y<br />
avoir introduit les technologies les plus récentes…, il nous<br />
faut remettre l’ouvrage sur le métier et affronter à nouveau<br />
l’inconnu et l’expérimentation.<br />
Oui, nos équipements ont prématurément vieilli, non pas<br />
d’une usure naturelle, qui donne de la patine aux choses<br />
anciennes, mais d’une façon structurelle ; ils sont devenus en<br />
quelques années seulement des objets déjà décalés avec leur<br />
temps, une survivance d’une autre époque, un peu comme on<br />
regarde aujourd’hui le design des années 1970, plastiques aux<br />
couleurs criardes, objets décalés trop vite. Trop proches de nous<br />
pour être classés patrimoine. Trop loin de nous pour répondre<br />
aux besoins et modalités d’usage qui sont désormais les nôtres.<br />
Cette observation vaut pour les plus prospectifs d’entre<br />
eux qui avaient été pour le monde des bibliothèques des équipements<br />
phares, porteur d’un incroyable renouveau, d’une<br />
PIERRE FRANQUEVILLE Vers une bibliothèque d’univers 15