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DOSSIER<br />
DU PARLOIR À L’ÉCRITOIR<br />
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les ateliers d’écriture ont en détention autant de succès,<br />
voire plus, que des ateliers a priori plus attractifs comme la musique, le slam, la BD, le théâtre… S’y<br />
passent des choses essentielles, dues à ce que la parole écrite permet une plus grande liberté dans<br />
l’expression de l’intime. Dues aussi bien évidemment aux qualités humaines de l’animateur qui aura<br />
installé un climat de confiance et posé un regard sensible sur les participants.<br />
C’est l’heure du repas et le surveillant, en venant chercher les participants à l’atelier « lecture à voix<br />
haute », les découvre deux par deux, un exemplaire de Matin brun de Franck Pavloff entre les mains,<br />
s’appliquant à peaufiner leur lecture. « Cinq minutes, s’il vous plaît, on n’a pas fini ! »<br />
C’est un petit groupe réuni autour de l’écriture d’une fable, dans la bibliothèque. On en profite pour parcourir les livres en rayon et en<br />
conseiller un, « toi qui t’intéresse à la versification », et « dans cette collection BD, il y a souvent des choses très intéressantes ». Le<br />
lendemain, les livres sont empruntés. Le dernier jour de l’atelier, on se dépêche de finir son histoire. « Ah pourquoi vous ne revenez<br />
pas la semaine prochaine ? »<br />
C’est un atelier d’écriture de poésie qui fédère les quatre établissements pénitentiaires de la région, et rassemble ces passeurs<br />
indispensables et précieux que sont les enseignants, les bibliothécaires, les intervenants extérieurs. « Ouverture », « Territoires »,<br />
« La Théorie d’extraction utile » et « Balades » forment une série regroupée sous le titre générique « Écritoir », néologisme né des<br />
similitudes que l’on remarque souvent entre un atelier d’écriture et cet autre lieu d’échanges en prison qu’est le parloir.<br />
À chaque fin d’atelier d’écriture, conte, prose ou poésie, les détenus repartent avec une trace de leur production, un livret témoin<br />
qui leur appartient et dont ils peuvent être fiers.<br />
En détention, tout le système de communication interne est basé sur l’écrit. Ceux qui ne savent pas écrire se font aider, certains<br />
suivent des cours pour s’affranchir de cette dépendance. La correspondance avec les proches prend une place essentielle. Mais<br />
au-delà de cet aspect pratique, les mots de la poésie, les aphorismes, l’écriture de soi semblent répondre à une nouvelle quête de<br />
rêve et de sens.<br />
Claire SOUBRANNE<br />
Chargée de mission<br />
Développement des actions culturelles en milieu pénitentiaire<br />
Centre régional du livre en Limousin - ALCOL<br />
LIEUX DÉFIS<br />
Des images qui me reviennent après tant d’années, il y a des<br />
pièces un peu attristées par des fenêtres étroites, des éclairages<br />
pauvres, des étagères sur lesquelles il y a des livres, bien sûr,<br />
des livres pas toujours vivants, des beaux, des neufs, des vieux<br />
(vite on devient vieux dans ces lieux, les livres suivent la règle). Il<br />
y a peu d’autres choses, le multimédia se heurtant ici au manque<br />
de matériel en possession des personnes détenues, et de l’inégalité<br />
qu’engendre la disposition ou non d’un matériel d’écoute<br />
ou d’un ordinateur.<br />
Chaises disparates, coin lecture insuffisant en taille et en<br />
confort (que dire des fauteuils en bois parfois fournis par l’administration,<br />
raides et durs, si peu faits pour le corps).<br />
Temps limité, curieusement limité, entre les horaires internes,<br />
les promenades à heures fixes, les parloirs pour les avocats ou la<br />
famille, les consultations médicales, etc.<br />
Et qui ne peut pas comprendre que tout cela est ici plus<br />
important que la lecture ?<br />
Parfois, dans certains lieux, existent des médiathèques<br />
modèles, plus vastes, plus agréables. Je crois que cela ne change<br />
rien au rapport complexe de l’enfermement avec la nécessaire<br />
liberté intérieure pour lire, entendre ou voir.<br />
Et pourtant, oui, sans aucun doute, ces lieux sont vécus<br />
autrement que le reste de la prison par le personnel et par les<br />
personnes détenues. Ces lieux sont des défis. Défis à la sécurité<br />
puisque peu de surveillance à l’intérieur, défis au temps<br />
volé pour autre chose qu’endurer sa peine, défis puisqu’ici on<br />
s’autorise à penser seul, et à exercer des choix exprimant une<br />
personnalité niée par le système pénitentiaire.<br />
Mais ces lieux existent, doivent impérativement exister. La<br />
lecture et l’accès à la culture des personnes détenues ne sont<br />
pas limités par décision de justice. Ce qui pourrait s’y conquérir<br />
comme intimité est là. Cette intimité est dans les livres. Nul ne<br />
peut interférer entre ce que dit un auteur et ce qu’un lecteur lit,<br />
comprend, intériorise. Personne ne peut s’immiscer entre une<br />
pensée écrite et un lecteur qui la reçoit, personne pour contrôler,<br />
orienter, décoder, si ce n’est le lecteur lui-même.<br />
Là commence l’évasion. Là est aussi l’objet des efforts considérables<br />
mis en œuvre pour qu’une fois où l’autre cela puisse<br />
se produire. ■<br />
MICHÈLE SALES L’intimité et la bibliothèque : un paradoxe en prison 87