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DOSSIER<br />

certes, ce sont des formes créatives de transition, d’ouverture,<br />

de dialogue entre savoirs établis et savoirs diffus qui sont ici<br />

à l’œuvre. Mais l’offre proposée par la BU reste largement<br />

marquée par son histoire lettrée et sa relation privilégiée avec<br />

l’imprimé. L’enquête ethnographique montre clairement que<br />

l’on se construit comme utilisateur « indépendant » parce que<br />

l’on se perçoit toujours symboliquement comme « étranger »<br />

au lieu et éloigné du savoir savant.<br />

VOYAGEURS COSMOPOLITES<br />

La scène par laquelle se conclut cette « photographie » d’une<br />

BU est choisie volontairement pour montrer à quel point le<br />

même environnement informatisé et numérisé produit des<br />

usagers très différents. Nous sommes ici au dernier étage de<br />

la bibliothèque, à l’écart des flux et de l’agitation d’en bas<br />

(entrée, messagerie personnelle, RDI), dans un endroit paisible<br />

et lumineux où sont censés se rassembler les « vrais »<br />

lecteurs, silencieux, méditatifs, en retrait.<br />

4 e Sud-Ouest, connexion vers l’Asie ? Mardi 28 février<br />

2008, 13h30. Peut-être plus encore qu’à l’étage inférieur, le<br />

quart Sud-Ouest est largement occupé par des étudiants qui<br />

consultent Internet ou utilisent leur ordinateur portable. La<br />

connexion avec des pays lointains semble assez répandue,<br />

on trouve beaucoup de webcams fixées aux écrans plats, et<br />

les utilisateurs semblent être ici souvent d’origine étrangère.<br />

Toutefois, à la différence de la salle RDI, pas de Maghrébins<br />

mais, comme au 3 e , plusieurs usagers apparemment d’origine<br />

asiatique. Une fois encore opère de manière très puissante un<br />

effet de territorialisation évidemment aussi inconscient qu’involontaire.<br />

Les usagers de la salle RDI ne possèdent probablement<br />

pas d’ordinateur portable (deux à trois fois plus cher<br />

qu’un PC « de bureau ») ; ils n’ont peut-être même pas accès<br />

à un ordinateur performant en dehors de l’université (même<br />

si le taux d’équipement en informatique a considérablement<br />

augmenté ces dernières années, il est encore loin d’atteindre<br />

100 % de la population), alors que les usagers des 3 e et 4 e<br />

étage utilisent leurs propres machines qui, l’observation récurrente<br />

a permis de le vérifier régulièrement, sont souvent des<br />

modèles très récents, hypercompacts et très rapides.<br />

Aujourd’hui, à 13h30, une demi-douzaine d’usagers, autant<br />

de garçons que de filles, sont répartis le long des étroites<br />

tablettes qui courent le long des murs, visiblement destinées à<br />

recevoir des ordinateurs dans la mesure où elles sont équipées<br />

de prises et de connexions Internet. Une fille et deux garçons,<br />

tous trois apparemment d’origine asiatique, font face au mur<br />

ouest, séparés les uns des autres de deux mètres environ. Elle,<br />

gros pull rose, jeans, baskets surdimensionnées, est visiblement<br />

en grande conversation avec une correspondante qu’on<br />

imagine lointaine (Chine ? Japon ? Corée ?) et dont on distingue<br />

le visage sur l’écran. L’usagère porte des écouteurs et un<br />

petit micro juste devant sa bouche qui lui permet de chuchoter<br />

sans gêner les autres, malgré des gesticulations et quelques<br />

exclamations à peine contenues. La plupart des utilisateurs ont<br />

d’ailleurs les oreilles bouchées par des écouteurs. Le premier<br />

garçon, polo rayé, jean slim et blouson paramilitaire posé sur<br />

le dossier de la chaise, jongle avec une virtuosité désinvolte sur<br />

plusieurs « fenêtres » (niveaux d’écrans). Il semble qu’il envoie<br />

des photos et/ou de la musique à un ami dont on aperçoit<br />

parfois le visage, mais avec qui il communique apparemment<br />

par échange de texte (Messenger). Son correspondant doit le<br />

voir lui aussi puisque l’usager fait régulièrement des signes à<br />

la minicaméra qui surplombe son écran. Le dernier des trois<br />

occupants du mur ouest semble un peu plus âgé (peut-être<br />

30 ans), il est vêtu de manière assez stricte, pantalon et veste<br />

assortis ; il semble naviguer entre une boîte e-mail et des sites<br />

Internet non identifiés. Une paire d’écouteurs le relie lui aussi à<br />

son ordinateur. Ces trois usagers resteront à leur poste plus de<br />

deux heures et demie sans se lever une seule fois.<br />

La caractéristique principale de ces utilisateurs est leur<br />

capacité à passer sans transition d’un usage scolaire, voire<br />

scientifique, de l’outil Internet à un usage privé, voire intime.<br />

Les utilisations simultanées et entremêlées de l’outil multimédia<br />

et des ressources numériques interdisent toute césure<br />

analytique entre le registre studieux et le ludique, les études<br />

et les intérêts personnels. Cependant ce mélange des genres à<br />

l’écran, bien que déstabilisant pour le professionnel et l’observateur,<br />

donne à voir, mieux que tout autre usage, l’espace dans<br />

lequel émergent des pratiques croisées et des profils d’usagers<br />

plus volatils dans leurs comportements. Le multimédia, par la<br />

nature immédiate, diffuse et fluide des contenus véhiculés,<br />

permet aux lecteurs les moins littéraires d’accéder aux savoirs<br />

sans passer par la vérification lettrée, cette reconnaissance de<br />

la maîtrise de l’écrit comme outil intellectuel accordée par les<br />

institutions (scolaires, périscolaires, savantes) sous forme de<br />

bonnes notes, réussite, admission, intégration.<br />

L’autre point commun des usagers décrits dans ces pages<br />

est le choix stratégique des places occupées en BU : les box<br />

contre les murs et les box en angle sont préférés aux box en<br />

série et en miroir sans séparation bâtie. Signe que, si le privé<br />

et l’intime peuvent cohabiter avec le travail scolaire, ils constituent<br />

des sphères personnelles qui ne se partagent qu’en cas<br />

de relation amicale durable (comme les binômes d’étudiantes<br />

travaillant sur poste informatique qui restent ensemble à la<br />

38 Bibliothèque(s) - REVUE DE L’ASSOCIATION DES BIBLIOTHÉCAIRES DE FRANCE n° <strong>47</strong>/<strong>48</strong> - décembre 2009

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