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DOSSIER<br />
pour soi seul, des mots retenus, auxquels on n’aurait pas<br />
dû avoir accès. Ainsi, telle lettre révélant le décès de la<br />
personne aimée, telle carte de vœux douce amère entre<br />
un père et sa fille ne s’étant pas vus depuis des années,<br />
telle infraction au Code de la route n’ayant pas été réglée à<br />
temps, telle photographie révélant l’univers privé de celui<br />
qui l’a perdue… Une règle évidente pour le bibliothécaire<br />
concernant la part intime de ses lecteurs : ne jamais chercher<br />
à l’exposer, préserver la pudeur, le non-dit. On comprend<br />
pourquoi la plupart des professionnels choisissent de se<br />
débarrasser aussitôt de tous ces témoignages laissés par<br />
les usagers de la bibliothèque à leur insu. On le sait bien,<br />
les secrets brûlent les doigts… En les conservant, le bibliothécaire<br />
s’engage pourtant à en garder la part secrète. Il<br />
me semble qu’il ne faut ni protéger ni exhiber l’intime. On<br />
mesure à la quantité et la qualité des traces retrouvées parmi<br />
les pages le temps qui s’écoule lentement, comme si l’oubli<br />
de ces petites choses – volontaire ou involontaire – avait un<br />
quelconque pouvoir pour différer l’effacement, le temps qui<br />
passe. Trace, empreinte, marque…<br />
Pudeur et impudeur s’égrènent donc au fil de cette collecte,<br />
qui n’a ni début, ni fin. Pour faire face à la quantité<br />
des objets collectés, il a bien vite fallu les trier, les organiser.<br />
Des petits carnets ont été alors conçus, à la manière de<br />
récits de voyages. Il s’agit pourtant de voyages particuliers,<br />
de voyages intérieurs, nés au fil des pages. L’assemblage<br />
de ces papiers, sur des supports divers, en facilite la présentation<br />
et rend d’emblée la collection plus séduisante au<br />
regard. Ces collages font ressortir inévitablement la diversité<br />
des matériaux collectés, révélant leur part de mystère<br />
ou de sensualité. Ils apportent aussi un éclairage particulier<br />
sur tel détail d’une image ou d’un texte. Ils permettent<br />
également de construire à partir de fragments en apportant<br />
une dimension poétique à l’ensemble. Le plaisir de collecter,<br />
d’assembler, de coller, a presque un goût d’enfance ; c’est<br />
une manière de regarder autrement tous ces petits trésors<br />
négligés, tous ces objets sans valeur, voués à la destruction.<br />
L’ordinaire devient extraordinaire, le bout de papier que l’on<br />
n’a pas su voir devient précieux trésor, empli d’humour et<br />
de poésie. Le carnet se transforme en musée, réceptacle<br />
de tous ces petits riens de tout le monde. Il y a de l’amusement<br />
dans le collage, de la légèreté, une joie certaine à<br />
déchirer le papier, le superposer, le froisser, le mélanger à<br />
d’autres… Travailler le papier, c’est prouver sa liberté de<br />
transformer un matériau brut. L’intime du lecteur, ainsi<br />
révélé, se confronte à un autre intime, un autre imaginaire,<br />
celui du bibliothécaire collectionneur. Exposés sous forme<br />
de carnets et d’assemblages divers, des récits se créent,<br />
des rêveries se dessinent, passant d’un intime à un autre<br />
par l’association d’images et de mots.<br />
Une pochette de diapositives, des photographies de<br />
mariage, une plaquette de pilules contraceptives entamée,<br />
une affiche datée de 1954, une publicité pour les bons du<br />
trésor, un billet de train Toulouse-Paris de 1996, des tickets<br />
de loto, des graines de petits pois en sachet, une lame de<br />
rasoir, des fleurs séchées, un billet de banque, une montre…<br />
La liste n’est pas exhaustive et elle ne cesse de s’accroître<br />
avec le temps.<br />
Prolongement virtuel des carnets, un blog personnel a<br />
été conçu, évoluant au gré des trouvailles. On y trouve un<br />
inventaire complet de la collecte, des photographies des<br />
collages et assemblages, des récits imaginaires nourris des<br />
découvertes… La vie de la bibliothèque et de ses lecteurs<br />
se reflète aussi dans ces petits riens. On dit souvent qu’il<br />
faut savoir lire entre les lignes pour pénétrer dans un roman.<br />
Pour les bibliothécaires, il suffit parfois de regarder entre les<br />
pages pour entrer dans l’intimité des lecteurs. ■<br />
Zoran Živković, La bouquineuse,<br />
trad. Svetlana Valenti et Slobodan<br />
Despot, Xénia, 2009, 128 p., ISBN<br />
978-2-88892-075-5<br />
De la truffe comme moteur diégétique<br />
ou comment une bouquineuse<br />
méthodique et obsessionnelle, pratiquant<br />
la « lecture-santé » en croquant<br />
des pommes, se trouve embarquée<br />
dans de troublantes aventures<br />
où la mort et l’amour jouent à cachecache<br />
entre les pages.<br />
Recrutée comme lectrice par un mystérieux commanditaire<br />
anonyme, des « truffes » abandonnées dans les<br />
livres empruntés à la bibliothèque la conduiront à exercer<br />
ses talents de musée en cimetière avant de trouver l’âme<br />
sœur pour lire à deux en dégustant une salade de fruits.<br />
L’écrivain serbe, auteur d’une œuvre au succès mondial,<br />
traduite en plus de 60 pays, n’avait encore jamais été<br />
publié en français. C’est fait, grâce à de jeunes éditions<br />
suisses, créées en 2006 par un transfuge des fameuses<br />
éditions de L’Âge d’homme. Un catalogue à suivre.<br />
SYLVIE DECOBERT Petits riens de tout le monde… Des truffes <strong>47</strong>