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Bonnes feuilles]<br />
la vision de la grange démolie qui forme<br />
l’aile droite de l’ensemble. C’était un tas<br />
de pierres. J’ai su que la bibliothèque<br />
serait là ! Puis il y avait une tour ! Voilà,<br />
j’ai su que c’était là ! (…)<br />
Finalement nous avons signé, et nous<br />
avons acheté une bouteille de champagne.<br />
Nous sommes venus devant le<br />
portail, les gens habitant encore ici ;<br />
et nous avons bu et versé un peu de<br />
champagne devant le portail pour le<br />
dieu Dionysos, car Mondion c’est le<br />
mont de Dionysos. Là où il y a l’église<br />
aujourd’hui se dressait un temple à<br />
Dionysos et nous avons voulu lui rendre<br />
hommage.<br />
Nous avons donc pensé qu’il était<br />
nécessaire d’honorer ce lieu. Lorsque<br />
nous nous sommes prêtés à ce cérémonial<br />
avec le champagne, il y avait<br />
sur l’escalier de l’église un énorme chat<br />
blanc qui nous a regardés, tout le temps<br />
que nous étions là, et qui n’est jamais<br />
revenu. Les cloches se sont mises à sonner.<br />
Pour moi, tous ces petits faits ne<br />
sont pas seulement des symboles, des<br />
échos, dans la nature ou dans le monde,<br />
de ce qui nous arrive, mais ils ont aussi<br />
une certaine justesse littéraire.<br />
– Combien de temps as-tu mis à ranger<br />
les livres ?<br />
– Construire la bibliothèque a demandé<br />
presque un an. Craig est parti pendant un<br />
été et moi je suis resté ici avec les caisses<br />
de livres ! Je ne pouvais pas déballer<br />
une caisse et mettre les livres sur les<br />
étagères car ils n’étaient pas en ordre.<br />
Donc, il fallait déballer toutes les caisses,<br />
30000 livres, tout en établissant un classement.<br />
J’ai fini par avoir des colonnes<br />
de livres, comme les colonnes de pierres<br />
qu’on voit dans les déserts. C’est seulement<br />
quand j’ai pu estimer l’importance<br />
de chaque groupe que j’ai pu organiser<br />
la répartition sur les étagères. J’ai travaillé<br />
pendant trois mois, avec une joie<br />
immense. Je redécouvrais les livres, je<br />
lisais en même temps, je retrouvais des<br />
petits bouts de papier entre les pages,<br />
avec un nom, une adresse oubliée, je me<br />
disais, « il faut absolument que je relise<br />
ce livre-là », je découvrais que j’avais<br />
deux ou trois éditions du même livre.<br />
DR<br />
Alberto Manguel chez lui.<br />
C’était une aventure autobiographique<br />
et de réflexion sur moi-même. L’essai<br />
de Walter Benjamin, En déballant ma<br />
bibliothèque, donne un peu le ton de<br />
ce genre de geste. En ces moments, je<br />
déballais des bibliothèques différentes,<br />
dont certains livres remontaient à mon<br />
adolescence, à mon enfance aussi. Il y a<br />
des livres que je possède depuis l’âge de<br />
4 ou 5 ans. Je n’allais pas me coucher, je<br />
restais jusqu’à 2 heures du matin, je me<br />
levais à 6 heures, j’oubliais de manger,<br />
j’étais ici dans un monde à part, pendant<br />
trois mois ! J’ai fini de ranger la bibliothèque<br />
le jour du retour de Craig ! J’avais<br />
de la musique et j’étais en train d’écouter<br />
Wagner. J’ai préparé la première partie<br />
de Tannhäuser et j’ai déclenché la<br />
musique au moment où Craig entrait ! Il<br />
a été complètement ébloui ! C’était déjà<br />
une impression forte de voir la bibliothèque<br />
vide, mais de voir tous les livres<br />
en place, avec en plus la musique fastueuse,<br />
c’était absolument merveilleux.<br />
La nuit où j’ai fini de ranger les livres,<br />
j’ai dormi dans la bibliothèque, par<br />
terre. Je sentais qu’il était nécessaire<br />
que je m’approprie l’endroit. Craig dit<br />
que c’est comme un chien qui pisse<br />
dans les coins. C’était une conclusion et<br />
c’était un début ! J’ai senti que dorénavant<br />
j’allais travailler d’une autre façon.<br />
– Commencer une vie nouvelle ?<br />
– Commencer une autre façon d’écrire<br />
et de lire. Avec un autre rythme, avec<br />
beaucoup moins d’angoisse par rapport<br />
à ce que je ne connaissais pas, ce<br />
que je n’avais pas lu, ce que je n’avais<br />
pas fait. (…) Je sais que j’ai ouvert<br />
tous mes livres, et je sais que je ne les<br />
lirai pas tous. Cela me soulage, cette<br />
impossibilité. Je vais peut-être – mais<br />
aurai-je le temps de le faire ? – les<br />
rouvrir tous encore une fois ! Je pense<br />
qu’on crée avec les livres un lien qui<br />
est vivant ! Par amitié, par respect pour<br />
eux, je voudrais les ouvrir encore une<br />
fois ! Les éleveurs d’abeilles disent que<br />
lorsqu’un apiculteur meurt, quelqu’un<br />
doit immédiatement aller dire aux<br />
abeilles que leur éleveur est mort. Je<br />
voudrais que quelqu’un fasse cela avec<br />
mes livres.<br />
– Je comprends parfaitement ce que tu<br />
dis là…<br />
– Oh je sais que tu comprends. Ce n’est<br />
pas le genre de chose qu’on peut dire<br />
facilement. Mais il est important que<br />
les livres sachent que l’interruption du<br />
dialogue, de l’amitié, n’est pas volontaire.<br />
J’espère que quelqu’un, lors de<br />
ma mort, fera cela pour moi… »<br />
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