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DOSSIER<br />

y a encore confrontation avec le grand dehors. Ces fantômes<br />

qu’on arrache sont ceux qui crient par vos mots. Ce qui s’en<br />

exprime dans le texte publié se juge à l’aune de ce dehors, et<br />

non de l’exhibition de soi-même.<br />

Les typologies de lieux, quand ils deviennent ceux de nos<br />

fictions, la fluidité ou la cinétique des rêves, lorsque nous les<br />

convoquons dans l’intuition des textes, l’approche grimaçante<br />

des visages, et même n’importe quel mort qu’on cherche,<br />

lorsqu’il suppose de passer par ses morts à soi, supposent<br />

cette traversée de l’intime, ces scènes forcément originelles.<br />

La question donc ne se pose pas, de contourner, ou pas, ce<br />

qui tient de l’intime.<br />

La question pour moi tient seulement de cette ligne de partage<br />

et où on l’établit. Il peut m’arriver de souhaiter, comme<br />

on peut avoir plusieurs calepins, de disposer de plusieurs<br />

ordinateurs, un qui serait réservé au service public ou aux<br />

écritures publiées, et un autre qui serait réservé aux usages<br />

secrets de l’écriture. Mais on peut bien sûr utiliser son propre<br />

ordinateur pour cela aussi : il suffit d’utiliser des traitements<br />

de texte différents.<br />

Il peut m’arriver, comme à quiconque, et parce que justement<br />

cela fait partie de la discipline globale, de consacrer telles<br />

semaines à la quête de ces matières qui pourraient entrer<br />

dans un carnet secret, et dont on constitue un fichier qu’on<br />

intitulera « impubliables 2009 ». On peut insérer ces écritures<br />

dans un dossier bloqué par un mot de passe à soi-même<br />

réservé, et que nul proche ni légataire ne saurait trouver.<br />

Internet est une possibilité inouïe de ce point de vue : rien<br />

de plus facile qu’ouvrir un blog ou un site sous un pseudonyme,<br />

et d’y tenir la langue de ce qu’on refuserait de voir lié<br />

à son nom civil, et le corpus des précédents travaux. Il y a<br />

des précédents dans la littérature, et le plus beau symbole en<br />

est peut-être le Mon cœur mis à nu de Baudelaire. Peut-être<br />

encore plus radical – et de toute façon il n’y a pas à se priver de<br />

ces expériences, justement parce qu’elles sont au point même<br />

de cette recherche essentielle, sans triche, où on se prend<br />

soi-même à bras le corps, un site sans lien. Tant qu’aucun<br />

autre site ne pointera vers le vôtre, il sera protégé des moteurs<br />

de recherche, et vous aurez un espace de publication avec la<br />

totalité des labyrinthes, images, fictions ou narrations, dont<br />

l’inertie spécifique vous aidera à conquérir ce dépouillement<br />

essentiel, s’il vous est nécessaire.<br />

AFFRONTER, MARCHER SEUL<br />

Est-ce que c’est la limite des pratiques de transmission,<br />

notamment d’atelier d’écriture, ou cours de création littéraire<br />

? On propose des chemins. On va sur la piste d’Artaud,<br />

de Kafka, on décortique son Proust. Il n’y a pas, et pareil dans<br />

des œuvres plus récentes, Koltès ou Duras, de description<br />

possible qui contourne cette instance où tout de la vie, de<br />

l’histoire personnelle, des usages du corps et du dévoilement<br />

de la relation à l’autre soit contournable.<br />

Mais ce que nous avons à transmettre, c’est comment, sur<br />

ces pistes, marcher seul. Comment disposer en adulte, indépendamment<br />

de la radicalité artistique de ce qu’on va chercher,<br />

de la possibilité intérieure de séparation entre le publiable, et<br />

les trappes à fantômes qu’on aura levées pour y satisfaire ?<br />

Dans l’expérience qu’on accumule, chacun, des moments<br />

inouïs que provoquent, dans l’atelier d’écriture, ce surgissement<br />

de l’obéissance, cette dépossession radicale de la maîtrise<br />

par quoi le texte devient littérature, il y a que cette frontière<br />

est sans cesse transgressée. Des pans entiers de texte<br />

se déclenchent par nos propositions, qui ne participeront pas<br />

de cette élévation collective, par quoi s’établit ensuite la littérature,<br />

mais seront l’incise par quoi celui qui a écrit pourra y<br />

cheminer, affronter, ne plus subir.<br />

Par expérience, quoi qu’on fasse et précise, on n’endiguera<br />

pas ce surgissement, et difficile de l’ériger en critère : lave de<br />

l’aveu, morts touchés. Ce qui nous revient, ensuite, non pas<br />

à l’écrivain dont le travail, en ce lieu, est de provoquer la déstabilisation,<br />

la mise en mouvement, d’en appeler au risque,<br />

mais à la structure accompagnante, c’est d’accueillir ce qui ici<br />

a été transgressé, et d’aider à ce que cela devienne conquête<br />

de force. Il me suffit de me remémorer un par un les ateliers<br />

tenus en quinze ans, pour que ces moments-là reviennent<br />

avec force. Un type en prison décrit soudain un meurtre, et<br />

c’est évident qu’il ne s’agit pas de l’affaire qui l’a placé ici :<br />

alors détruire le texte avait été le plus sage.<br />

Par expérience, c’est peut-être le lieu d’écriture pour lequel<br />

j’en appelle le plus à la maîtrise. La mienne. Par exemple avec<br />

Enfance, de Rimbaud, dans les Illuminations. On commente<br />

« la petite morte ». On commente phrase à phrase jusqu’au<br />

bout du poème, y compris la petite morte qu’il porte, lui. Mais<br />

la jeune mère trépassée qui descend le perron : où est le réel ?<br />

La route est rouge : où est le réel ? Cette maison inhabitée<br />

qu’on longe : pourquoi elle dans le poème ? Alors on peut<br />

s’engager vers ces rares souvenirs qui sont pour chacun les<br />

transitions de l’intensité, les fissures ou fractures principales,<br />

parce qu’il n’y aura pas écriture sans les convoquer – et qui<br />

participent de l’intime. Mais on s’interdira de l’écrire. On se<br />

hissera à rebours vers cette intensité pour savoir qui descend<br />

le perron, dire les rosiers, et longer les maisons vides que<br />

dans le grenier de vos crânes vous portez. ■<br />

FRANÇOIS BON La petite morte 67

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