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DOSSIER<br />
dans la pratique du blog. L’exposition est<br />
également tempérée par un large recours<br />
aux pratiques de l’anonymat et du pseudonymat<br />
5 .<br />
Il ne faut d’ailleurs pas réduire les<br />
journaux personnels en ligne à de simples<br />
consignes égotistes d’états d’âme : beaucoup<br />
de blogueurs racontent le monde<br />
tout autant qu’ils se racontent. Certains<br />
blogs ont plutôt une dominante extime :<br />
carnets de notes, journaux professionnels,<br />
carnets d’admirations, réflexions<br />
sur la société ou la politique, récits de<br />
voyages, etc. Émergent ainsi de nouvelles<br />
formes d’écriture personnelle : contrairement<br />
à ce qu’imaginent ceux qui ne les<br />
lisent pas, l’écriture des blogs est souvent<br />
très littéraire, mais aussi empreinte de vivacité, de réactivité.<br />
Les écrivains, d’ailleurs, s’approprient également la forme<br />
du blog, pour en faire qui un journal intime, qui un carnet de<br />
bord, qui un brouillon d’écriture. Internet transforme ainsi<br />
peu à peu la littérature contemporaine, fait bouger les frontières<br />
entre les écrits désignés comme littéraires ou pas et<br />
conduit à l’invention de nouvelles formes, plus courtes, fragmentaires,<br />
collaboratives, où s’invitent l’image et le multimédia.<br />
Ces blogs ou sites d’écrivains sont, de fait, les avatars<br />
numériques des avant-textes et les archives que les bibliothèques<br />
conservaient jusqu’alors sous la forme de manuscrits,<br />
de lettres ou d’archives personnelles ; ces matériaux<br />
se trouvent désormais exposés en temps réel en ligne, et il<br />
convient de veiller dès maintenant à leur préservation pour<br />
les générations futures.<br />
L’OCÉAN DU MOI<br />
Dans le domaine éminemment fragile et instable des journaux<br />
personnels, l’archivage d’Internet est une nécessité pour préserver<br />
le champ inédit et immense de l’expression autobiographique<br />
qui s’y est constitué : cet océan de paroles est un<br />
réservoir de récits de vies et de documents sur l’état de la<br />
société, des idées et des modes relationnels qui sera pour la<br />
postérité un précieux témoignage. Dix ans après, force est de<br />
constater qu’il ne reste déjà plus grand-chose des premiers<br />
journaux en ligne recensés en 2000 par Philippe Lejeune. Par<br />
ailleurs, s’amorce aujourd’hui un transfert de l’expression<br />
5. Valclair, « L’intime au risque de la parole publique : une expérience de blogueur<br />
», La Faute à Rousseau, n°51, juin 2009 : http://activites.sitapa.org/tablesrondes/Valclair14mars09.pdf<br />
personnelle des plateformes de blogs vers le microblogging<br />
en 140 signes et d’autres modes d’expression en ligne. Avec<br />
l’explosion actuelle des réseaux sociaux, les contenus mis<br />
en ligne sont de plus en plus éclatés, dispersés : nombre<br />
de blogs ont déjà fermé et beaucoup sont appelés à disparaître<br />
prochainement. Il importe de saisir ce point de bascule<br />
pour tenter de garder la mémoire du véritable phénomène<br />
de société qu’a été l’investissement massif d’Internet par<br />
l’expression personnelle.<br />
L’archivage de l’intime n’est toutefois pas sans poser un<br />
certain nombre de questions : l’expression personnelle en<br />
ligne se trouve en effet au cœur de la tension entre le devoir<br />
de mémoire et le droit à l’oubli. L’internaute qui, seul face à<br />
son écran, dépose un billet sur son blog à destination d’amis<br />
proches, ou au contraire de lecteurs sans visage, n’a pas<br />
forcément conscience de procéder à une publication. Mais il<br />
convient de rappeler qu’un site ou un blog, dès lors que son<br />
accès est public, en est bien une, par définition : son public,<br />
serait-il restreint en fait, ne l'est pas en droit.<br />
D’un blogueur à l’autre, il existe toute une palette d’attitudes,<br />
dans le rapport au temps et à la conservation, entre<br />
ceux qui considèrent leurs billets comme une expression<br />
éphémère, n’ayant de sens que dans les échanges et commentaires<br />
immédiats, sans vocation à être archivée, et ceux pour<br />
qui ce sont des textes autobiographiques qui, en s’accumulant,<br />
finissent par constituer une œuvre proprement littéraire.<br />
Certains peuvent avoir voulu l’oubli et avoir effacé leurs traces<br />
pour plus tard souhaiter retrouver la mémoire de leurs textes<br />
disparus. La logique du flux, de l’immédiateté sans volonté<br />
de conservation, s’oppose au désir de conservation, pour soi<br />
ou pour la postérité.<br />
CHRISTINE GENIN Collecter l’océan ? L’archivage de l’intime en ligne 51