Create successful ePaper yourself
Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.
DOSSIER<br />
MICHÈLE SALES<br />
ex chargée de mission pour le développement<br />
de la lecture et des activités culturelles en milieu<br />
pénitentiaire en Aquitaine (de 1993 à 2007)<br />
L’intimité et la bibliothèque :<br />
un paradoxe<br />
en prison<br />
Quand de toutes parts,<br />
l’intimité est niée,<br />
lire pourrait être le<br />
dernier acte libre d’un<br />
corps contraint. Est-il<br />
cependant si simple<br />
de lire en prison ?<br />
CONTRAINTE PAR CORPS<br />
Lorsqu’elles font défaut,<br />
se dessine un réseau Peut-on parler de l’intime et des<br />
bibliothèques dans les prisons ?<br />
de conditions qui font<br />
L’intime c’est le corps, d’abord, puis<br />
paraître l’acte de lecture l’espace intérieur ensuite, les deux<br />
plus déterminé qu’on étant intimement liés.<br />
Le lieu carcéral est d’abord une<br />
l’eût cru, plus fragile, et<br />
contrainte sur le corps privé de la<br />
plus précieux d’autant.<br />
liberté d’aller et de venir, privé de<br />
vue par l’enceinte des murs, puni<br />
par l’odeur, puni par le bruit incessant<br />
et violent. Privé de goût aussi,<br />
le corps, par la nourriture carcérale.<br />
Privé de l’autre sexe, hommes et<br />
femmes, privés d’amour, privés<br />
d’intimité, et cette souffrance-là est<br />
intense. Privés de vie de famille, de<br />
la présence d’enfants, des parents<br />
qui vieillissent loin.<br />
Et le corps souvent est malade,<br />
souffrant, rage de dents ou plus<br />
grave, traité avec un peu plus d’humanité<br />
depuis quelques années,<br />
mais il faut avoir vu une jeune<br />
femme souffrant de mycose sur les mains à qui la pommade<br />
nécessaire met un mois à parvenir pour comprendre pourquoi<br />
ça ronge aussi de l’intérieur.<br />
Privé du temps, de celui qui s’écoule, tout est sur un autre<br />
rythme, les jours, les semaines, les saisons, le temps s’étire ou<br />
se contracte.<br />
Du corps il reste l’enveloppe niée ou magnifiée, corps qui se<br />
voûtent et se négligent, ou corps couverts de muscles artificiels,<br />
gonflés, cultivés. Pas de corps à l’aise, pas de corps qui vivent<br />
d’une vie naturelle.<br />
Le manque d’intimité des cellules surpeuplées ne permet<br />
pas à chacun d’écouter ou de voir ce qu’il aime. La cellule est<br />
souvent sombre, mal éclairée. Pas de confort, le bruit des autres,<br />
l’horaire imposé découragerait n’importe quel lecteur. Là, lire est<br />
une conquête, une affirmation.<br />
La « contrainte par corps », terme juridique, n’est pas qu’une<br />
expression : c’est la réalité vécue jour après jour pendant le<br />
temps de détention.<br />
VIE INTÉRIEURE<br />
La vie intérieure, ensuite, que peut-il en rester dans une promiscuité<br />
constante, une intranquillité permanente, l’angoisse<br />
du procès au ventre, l’attention captée à chaque instant de vie<br />
par les soucis à l’intérieur et à l’extérieur. Seuls les plus forts<br />
résistent à cet envahissement.<br />
Qu’y peuvent les bibliothèques en prison ? Est-ce que<br />
ces lieux, exigus pour la plupart, peuvent représenter autre<br />
chose, peut-être symboliquement, sinon matériellement ? On<br />
a beaucoup dit à ce sujet. J’ai beaucoup dit aussi, plus pour<br />
convaincre que par conviction. Que la bibliothèque dans la<br />
prison est un lieu autre que la prison. Que la bibliothèque<br />
appartient au monde extérieur, est une ouverture, une fenêtre,<br />
un temps d’apaisement, de retour sur soi…<br />
Il faut s’accrocher au symbole, la bibliothèque serait la<br />
liberté, le temps retrouvé, le goût de vivre, lieu de respect des<br />
personnes et de leurs choix.<br />
Oui, il faut le dire, très fort, aux autorités carcérales et<br />
culturelles, tout en dépend.<br />
Oui, il faut pouvoir voir tout cela et vivre exactement le<br />
contraire.<br />
86 Bibliothèque(s) - REVUE DE L’ASSOCIATION DES BIBLIOTHÉCAIRES DE FRANCE n° <strong>47</strong>/<strong>48</strong> - décembre 2009