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Bonnes feuilles]<br />
DR<br />
Alberto et Lucy.<br />
– Tu ne fréquentais pas l’école ?<br />
– Je ne fréquentais pas d’école. Je ne<br />
fréquentais pas d’autres enfants. Je<br />
ne fréquentais pas d’autres adultes.<br />
Mais avec Ellin, on voyageait. On est<br />
allé à Venise, à Paris, en Jordanie, en<br />
Allemagne. Je n’ai jamais eu le sentiment<br />
d’avoir de la concurrence, d’avoir<br />
à me montrer meilleur ou pire… (…)<br />
Le souvenir que je garde de mon<br />
enfance est le souvenir d’un grand<br />
bonheur.<br />
Ellin n’était pas une spécialiste, mais<br />
ce qui est important pour moi, c’est<br />
que, très jeune, j’ai eu certaines<br />
notions de géographie, d’histoire,<br />
et jamais le sentiment que je devais<br />
me limiter à quelque chose, que le<br />
monde qui était le mien, dans lequel<br />
je devais prendre mes repères, était<br />
limité à ma famille ou à mon pays ou<br />
à ma culture ; tous ces possessifs ne<br />
faisaient pas partie de la langue qu’on<br />
m’a apprise enfant.<br />
(…)<br />
– Tu m’as dit que tes parents, d’origine<br />
juive, n’étaient pas pratiquants.<br />
Mais la culture juive était-elle présente<br />
?<br />
– Chez Ellin elle l’était. Dans le sens du<br />
respect pour le livre, pour les choses<br />
intellectuelles. Pour tout ce qui concernait<br />
l’intelligence et l’appréciation de<br />
la création artistique. (…)<br />
J’inventais beaucoup d’histoires<br />
quand j’étais petit, à partir de celles<br />
que je lisais. Je les réinventais, les<br />
changeais pour en être un participant.<br />
Tout cela se mêle dans une espèce de<br />
réalité. Je pense maintenant que c’était<br />
parce que tous ces lieux – ce sous-sol<br />
que j’habitais avec Ellin, les voyages<br />
que nous faisions, les déplacements,<br />
les retours en Argentine – étaient très<br />
déroutants pour moi. Je ne savais plus<br />
exactement où était mon chez-moi et<br />
j’étais poussé à le trouver dans mes<br />
livres.<br />
(…) Mes livres étaient réellement mon<br />
chez-moi.<br />
– Déjà, ta bibliothèque !<br />
– Voilà. Et je savais que c’était ma bibliothèque,<br />
mes livres.<br />
– Cette première bibliothèque, c’était<br />
combien de livres ?<br />
– Entre soixante et cent. (…) Cette<br />
bibliothèque, je m’amusais à la ranger<br />
de façons différentes, parfois par<br />
taille, parfois par thème ; j’inscrivais<br />
mon nom dans les livres et j’en amenais<br />
toujours quelques-uns avec moi.<br />
Quand nous sommes allés à Venise, à<br />
Paris, j’emmenai dans ma petite valise<br />
certains de mes livres. Une collection<br />
s’appelait Golden Books, des livres avec<br />
beaucoup d’illustrations et peu de texte<br />
que j’aimais beaucoup. C’était souvent<br />
avec ces livres-là que je voyageais. Mes<br />
livres étaient un peu mes points de<br />
référence, mon histoire. Je n’avais pas<br />
de réelle histoire de famille, même si<br />
j’avais effectivement deux frères (ma<br />
sœur et ma demi-sœur sont nées bien<br />
plus tard), un père, une mère, une tante<br />
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