INFINIMENT NOIRPresque un siècle qu’on a postulé son existence, et plusieurs décenniesqu’on repère ses effets. Et pourtant… la matière noire existe-t-elle vraiment ?Ou faut-il l’inscrire au catalogue des plus beaux mirages scientifiques ?Les astrophysiciens mettent au point les expériences de la dernière chance.Matière noire :être ou ne pas être,éternelle question30 I NUMÉRO SPÉCIAL SCIENCES ET AVENIR AVRIL/JUIN 2022
Pour tenter dedébusquer la furtivematière noire,les physiciensdoivent recourir àdes équipementsde plus en plusimpressionnants. Ici,l’immense cuve del’expérience Xenon,en Italie, qui tentede repérer desWimps, particulesqui pourraientla constituer.ENRICO SACCHETTI/INFNEn ce début des années 1930,l’astronome américano-suisseFritz Zwicky observe dans sontélescope un ballet céleste.Celui de sept galaxies liées parla gravité dans la constellationde la Chevelure de Bérénice.Zwicky cherche à déterminer leur masse, etutilise pour cela deux méthodes : logiquement,elles devraient donner un résultat similaire…La première repose sur la mesure de la lumièreémise par ces galaxies, la seconde sur la mesurede leurs vitesses les unes par rapport aux autres.Problème : les résultats ne concordent pas. Lamasse déduite des vitesses est beaucoup plusélevée – 400 fois plus ! – que celle déduite de lalumière. Certaines des galaxies sont si rapidesque l’amas devrait se disloquer… sauf si, imagineZwicky, une « matière noire » invisiblemaintient sa cohésion.Zwicky a un caractère notoirement effroyable– il aurait traité ses collègues de « crétins sphériques», car il les trouvait stupides sous toutpoint de vue. Est-ce pour cela que son hypothèseapparemment extravagante ne trouvepas crédit auprès de la communauté des astronomes? Possible. Surtout, les instruments nesont pas encore assez précis pour éliminer deserreurs de mesure. Quarante ans plus tard,lorsque l’Américaine Vera Rubin observera unetrentaine d’autres galaxies, ses mesures serontbien moins incertaines. Et elle constatera unechose surprenante : les étoiles les plus éloignéesdu centre de leur galaxie tournent beaucoupplus vite que prévu, et devraient par conséquenten être éjectées… ce qui n’est pas le cas. Làencore, il semble qu’une matière invisible soità l’œuvre… Débute alors une traque extraordinairequi mobilise tous les instruments de laplanète, les théories les plus originales, sansrésultat tangible jusqu’à présent.Si la matière noire reste invisible, elle ne peutpourtant s’empêcher de se trahir, en exerçantune influence gravitationnelle sur la matièreordinaire. « On observe ses effets à plusieursniveaux : dans les galaxies, les amas de galaxieset à l’échelle cosmologique, souligne FrancescaCalore, chercheuse au Laboratoire d’Annecy- le-Vieux de physique théorique (LAPTH). Ce n’estqu’en combinant ces trois échelles qu’on peuten avoir une idée. » Dans les galaxies, son effetest surtout visible à la périphérie, relativementpauvre en étoiles. Au centre, la force gravitationnelleexercée par les étoiles et la poussièredomine. « On n’observe pas sa présence à uneéchelle plus petite comme celle du Systèmesolaire, où son action serait négligeable comparéepar exemple à l’attraction entre planètes »,précise Francesca Calore.Le décalage des rayons lumineuxtrahit la présence d’une masse cachéeOn peut la repérer également dans les amas degalaxies, dont elle conditionne les mouvements,comme l’avait remarqué Zwicky. Mais elle s’yrévèle aussi à travers un phénomène prédit par lathéorie de la relativité générale d’Albert Einstein :la lentille gravitationnelle. Tout corps massif,tel un amas de galaxies, dévie les rayons lumineuxémis par un objet astronomique lointain ettrès brillant (galaxie, trou noir supermassif trèslumineux ou quasar…) situé en arrière-plan. Etce, d’autant plus que cet objet est massif. Or, ladéviation apparaît beaucoup plus importanteque celle attendue à partir de la seule matièrevisible de l’amas. Là encore, ce décalage trahitla présence d’une masse cachée.Enfin et surtout, la matière noire apparaît àl’échelle cosmologique. Car nous possédonsune « carte » du tout jeune Univers : celle queles observatoires spatiaux ont réalisée du fonddiffus cosmologique (CMB), un rayonnementémis environ 370 000 ans seulement après leBig Bang. En 2013, le télescope spatial Planck,de l’Agence spatiale européenne, en a livré uneversion extraordinaire, montrant des fluctuations.Celles-ci ne peuvent être expliquées qu’enfaisant appel à de la matière noire.Par ailleurs, au fil du temps, la composition del’Univers a pu être calculée et affinée, la F. CALORE« ON OBSERVE LES EFFETS DE LA MATIÈRE NOIRE À PLUSIEURSNIVEAUX : DANS LES GALAXIES, LES AMAS DE GALAXIES ET À L’ÉCHELLECOSMOLOGIQUE. CE N’EST QU’EN COMBINANT CES TROIS ÉCHELLESQU’ON PEUT EN AVOIR UNE IDÉE »Francesca Calore, chercheuse au Laboratoire d’Annecy-le-Vieux de physique théoriqueAVRIL/JUIN 2022 SCIENCES ET AVENIR NUMÉRO SPÉCIAL I 31