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UNE LITTéRATURE DépLACéE<br />

By Hughes Labrusse France<br />

Le monde se fait monde dans la littérature.<br />

Les humains habitent le monde. Ils<br />

séjournent dans le monde littéraire, dans<br />

sa fiction. Aujourd’hui, nous avons le<br />

sentiment que l’ensemble de la littérature<br />

depuis Homère forme une existence et un<br />

ordre simultanés.<br />

Tous les textes écrits et les livres<br />

n’appartiennent pas à la littérature<br />

dite universelle. Les Anciens n’avaient<br />

pas toujours le culte de l’écriture ou du<br />

livre. La littérature fait son apparition à<br />

Rome. Aucune forme nominale de γράφω,<br />

notamment, ne recouvre en Grèce cette<br />

notion. Certes, le mot latin littera a pris<br />

tous les sens du mot grec et litteratura en<br />

est un dérivé, mais une traduction nous<br />

fait passer nécessairement d’un rapport<br />

au monde à un autre. Le terreau de la<br />

littérature est le même que celui de la<br />

culture. Il implique, à Rome, une vision du<br />

monde faite de mémoire et d’expansion, de<br />

la volonté de faire plier les peuples et de<br />

reculer davantage les limites de l’empire.<br />

À notre époque la littérature se rattache<br />

précisément à la culture comprise comme<br />

champ de manœuvre de l’économie, de<br />

la politique et de l’idéologie des valeurs<br />

dominantes. Ces dernières, à leur tour,<br />

se comprennent dans la perspective<br />

de la globalisation. La littérature est<br />

indissociable de cette nouvelle relation de<br />

l’humanité au monde. Mais l’homme tire<br />

son nom de la terre. Dans la mesure où<br />

il s’installe de plus en plus dans la bulle<br />

de sa subjectivité, une dualité nous est<br />

proposée. Elle fait écho à deux paroles de<br />

saint Jean. La première dans l’évangile :<br />

« Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné<br />

son Fils unique afin que quiconque croit<br />

en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie<br />

éternelle », la seconde dans la première<br />

épitre : « N’aimez pas le monde ni rien de<br />

ce qui s’y trouve. » Dans un cas, le monde<br />

est vu dans la perspective de la création et<br />

du dessein divin, tandis que dans l’autre,<br />

il est vu dans son organisation actuelle,<br />

livrée à la puissance du mal.<br />

Lors de la formation européenne du<br />

christianisme culture et culte se sont<br />

différenciés. La littérature, elle, désignait<br />

la production des livres par l’écriture.<br />

Le sens moderne pour l’ensemble<br />

d’ouvrages publiés n’apparaît qu’au XVIIIe<br />

siècle. Mais cette évolution des termes<br />

ne marque aucune rupture. Elle s’inscrit<br />

dans la continuité des paysages latinochrétiens.<br />

En ce sens on peut dire que la<br />

culture, la littérature et toute l’idéologie<br />

des Lumières demeurent à leur base des<br />

manifestations du monde chrétien. Elles en<br />

sont le prolongement, y compris dans sa<br />

décomposition.<br />

Au cours de cette rallonge de l’histoire, le<br />

livre va perdre le caractère sacré qu’il avait<br />

en Orient ou au fondement des religions<br />

monothéistes. Il n’y était pas compris<br />

comme un prolongement du corps, à<br />

l’image de n’importe quel instrument<br />

ou prothèse, mais comme la traduction<br />

d’un déplacement des événements et de<br />

la réalité par la mémoire et l’imagination.<br />

Dans cette optique, il a été considéré<br />

comme sacré si l’on entend par ce terme<br />

l’irruption irrésistible venant bouleverser,<br />

comme un séisme, l’état du monde dont<br />

elle réactivait sa rixe avec la terre où<br />

séjournent les morts. Obsédés que nous<br />

sommes par la présence du vécu, nous<br />

n’entendons plus depuis longtemps<br />

ce combat immémorial. La littérature,<br />

entendue comme une forme homogène et<br />

galvaudée par le culturel, est bien loin de<br />

cette force d’effraction. Sa reproductivité<br />

interminable comme phénomène<br />

esthétique et ses ressassements laissent<br />

advenir le spectre d’un ennui encore<br />

diffus dont on néglige la portée, mais<br />

qui traverse de nombreux ouvrages. Ce<br />

n’est pas le livre qui est en cause ici, mais<br />

son insertion dans une économie libérale<br />

où la marchandise semble dissimuler le<br />

vide dans lequel l’homme se trouve jeté<br />

depuis longtemps. En réalité, il l’amplifie<br />

dans le temps et l’espace. Le vide n’est<br />

pas la conséquence de la misère de<br />

l’homme sans Dieu. Il procède, d’une part<br />

de l’abandon des activités humaines dans<br />

le seul horizon à exploiter du possible,<br />

d’autre part de l’hiatus entre le déni des<br />

contenus judéo-chrétiens par des principes<br />

qui n’ont pas d’autre assise, sinon la<br />

logique d’une rationalité sans fond. Mais<br />

ses mécaniques tournent à vide, parce<br />

qu’elles ont perdu leur ace. Or, rien de plus<br />

menaçant qu’une machine laissée à ellemême,<br />

sur sa lancée qu’elle ne maîtrise<br />

pas et qui s’emballe pour rien.<br />

Il y va de l’homme. La conception que<br />

nous en avons de nos jours relève de<br />

l’humanisme athée. Or, l’humanisme<br />

comme l’athéisme se rattachent au<br />

christianisme et, plus particulièrement,<br />

à la kénose. Elle en est le noyau dur.<br />

Le christianisme est un athéisme dans<br />

la mesure où Dieu renonce à sa toute<br />

puissance dans son acte de devenir<br />

homme. En quoi il inaugure l’humanisme,<br />

autrement dit la conquête par l’homme<br />

de sa vérité et de son essence. La<br />

propagation de l’humanisme sur toute la<br />

planète est celle des valeurs chrétiennes<br />

et occidentales, que l’on dit hâtivement<br />

sécularisées, mais qui résultent plutôt<br />

de l’étonnante articulation de la foi<br />

et de la raison. Il est certain que les<br />

interférences avec d’autres civilisations ou<br />

cultures (encore des motifs occidentaux)<br />

défigureront à terme cette propagation. Il<br />

nous revient d’y prêter attention.<br />

Les mutations et les soubresauts de<br />

notre histoire n’ont jamais constitué<br />

des bifurcations, seulement des<br />

infléchissements aux multiples surgeons.<br />

Il ne suffit pas de souligner que le roman<br />

courtois et la peinture de la renaissance,<br />

issus du christianisme, prédisposent à<br />

l’esthétisme moderne. Que les Lumières<br />

répondent au christianisme au sens<br />

où celui-ci abandonne toute religion<br />

impliquant une mythologie. Que l’image<br />

télévisuelle est liée à la problématique de<br />

la représentation, voire de l’information<br />

transposée dans l’espace public. Et que<br />

la littérature ferait écho à l’Écriture<br />

sainte dans ce temps où Dieu est mort,<br />

et avec lui le sens. Il y aurait alors tout<br />

simplement transmission, héritage ou<br />

bien déshérence à la fois dans la rupture<br />

et la reproductibilité. Et que dire de la<br />

laïcité ! Est laïc ce qui appartient au<br />

peuple de Dieu, aux membres de l’Église<br />

! La confusion témoigne à elle seule<br />

d’une filiation parfois extravagante. C’est<br />

pourquoi la distinction entre les cultures<br />

ou littératures humanisme et le culturel<br />

reste approximative et n’éclaire en rien la<br />

continuité de leur trajectoire.<br />

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