ROSETTA_MAGAZINE_201303
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UNE LITTéRATURE DépLACéE<br />
By Hughes Labrusse France<br />
Le monde se fait monde dans la littérature.<br />
Les humains habitent le monde. Ils<br />
séjournent dans le monde littéraire, dans<br />
sa fiction. Aujourd’hui, nous avons le<br />
sentiment que l’ensemble de la littérature<br />
depuis Homère forme une existence et un<br />
ordre simultanés.<br />
Tous les textes écrits et les livres<br />
n’appartiennent pas à la littérature<br />
dite universelle. Les Anciens n’avaient<br />
pas toujours le culte de l’écriture ou du<br />
livre. La littérature fait son apparition à<br />
Rome. Aucune forme nominale de γράφω,<br />
notamment, ne recouvre en Grèce cette<br />
notion. Certes, le mot latin littera a pris<br />
tous les sens du mot grec et litteratura en<br />
est un dérivé, mais une traduction nous<br />
fait passer nécessairement d’un rapport<br />
au monde à un autre. Le terreau de la<br />
littérature est le même que celui de la<br />
culture. Il implique, à Rome, une vision du<br />
monde faite de mémoire et d’expansion, de<br />
la volonté de faire plier les peuples et de<br />
reculer davantage les limites de l’empire.<br />
À notre époque la littérature se rattache<br />
précisément à la culture comprise comme<br />
champ de manœuvre de l’économie, de<br />
la politique et de l’idéologie des valeurs<br />
dominantes. Ces dernières, à leur tour,<br />
se comprennent dans la perspective<br />
de la globalisation. La littérature est<br />
indissociable de cette nouvelle relation de<br />
l’humanité au monde. Mais l’homme tire<br />
son nom de la terre. Dans la mesure où<br />
il s’installe de plus en plus dans la bulle<br />
de sa subjectivité, une dualité nous est<br />
proposée. Elle fait écho à deux paroles de<br />
saint Jean. La première dans l’évangile :<br />
« Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné<br />
son Fils unique afin que quiconque croit<br />
en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie<br />
éternelle », la seconde dans la première<br />
épitre : « N’aimez pas le monde ni rien de<br />
ce qui s’y trouve. » Dans un cas, le monde<br />
est vu dans la perspective de la création et<br />
du dessein divin, tandis que dans l’autre,<br />
il est vu dans son organisation actuelle,<br />
livrée à la puissance du mal.<br />
Lors de la formation européenne du<br />
christianisme culture et culte se sont<br />
différenciés. La littérature, elle, désignait<br />
la production des livres par l’écriture.<br />
Le sens moderne pour l’ensemble<br />
d’ouvrages publiés n’apparaît qu’au XVIIIe<br />
siècle. Mais cette évolution des termes<br />
ne marque aucune rupture. Elle s’inscrit<br />
dans la continuité des paysages latinochrétiens.<br />
En ce sens on peut dire que la<br />
culture, la littérature et toute l’idéologie<br />
des Lumières demeurent à leur base des<br />
manifestations du monde chrétien. Elles en<br />
sont le prolongement, y compris dans sa<br />
décomposition.<br />
Au cours de cette rallonge de l’histoire, le<br />
livre va perdre le caractère sacré qu’il avait<br />
en Orient ou au fondement des religions<br />
monothéistes. Il n’y était pas compris<br />
comme un prolongement du corps, à<br />
l’image de n’importe quel instrument<br />
ou prothèse, mais comme la traduction<br />
d’un déplacement des événements et de<br />
la réalité par la mémoire et l’imagination.<br />
Dans cette optique, il a été considéré<br />
comme sacré si l’on entend par ce terme<br />
l’irruption irrésistible venant bouleverser,<br />
comme un séisme, l’état du monde dont<br />
elle réactivait sa rixe avec la terre où<br />
séjournent les morts. Obsédés que nous<br />
sommes par la présence du vécu, nous<br />
n’entendons plus depuis longtemps<br />
ce combat immémorial. La littérature,<br />
entendue comme une forme homogène et<br />
galvaudée par le culturel, est bien loin de<br />
cette force d’effraction. Sa reproductivité<br />
interminable comme phénomène<br />
esthétique et ses ressassements laissent<br />
advenir le spectre d’un ennui encore<br />
diffus dont on néglige la portée, mais<br />
qui traverse de nombreux ouvrages. Ce<br />
n’est pas le livre qui est en cause ici, mais<br />
son insertion dans une économie libérale<br />
où la marchandise semble dissimuler le<br />
vide dans lequel l’homme se trouve jeté<br />
depuis longtemps. En réalité, il l’amplifie<br />
dans le temps et l’espace. Le vide n’est<br />
pas la conséquence de la misère de<br />
l’homme sans Dieu. Il procède, d’une part<br />
de l’abandon des activités humaines dans<br />
le seul horizon à exploiter du possible,<br />
d’autre part de l’hiatus entre le déni des<br />
contenus judéo-chrétiens par des principes<br />
qui n’ont pas d’autre assise, sinon la<br />
logique d’une rationalité sans fond. Mais<br />
ses mécaniques tournent à vide, parce<br />
qu’elles ont perdu leur ace. Or, rien de plus<br />
menaçant qu’une machine laissée à ellemême,<br />
sur sa lancée qu’elle ne maîtrise<br />
pas et qui s’emballe pour rien.<br />
Il y va de l’homme. La conception que<br />
nous en avons de nos jours relève de<br />
l’humanisme athée. Or, l’humanisme<br />
comme l’athéisme se rattachent au<br />
christianisme et, plus particulièrement,<br />
à la kénose. Elle en est le noyau dur.<br />
Le christianisme est un athéisme dans<br />
la mesure où Dieu renonce à sa toute<br />
puissance dans son acte de devenir<br />
homme. En quoi il inaugure l’humanisme,<br />
autrement dit la conquête par l’homme<br />
de sa vérité et de son essence. La<br />
propagation de l’humanisme sur toute la<br />
planète est celle des valeurs chrétiennes<br />
et occidentales, que l’on dit hâtivement<br />
sécularisées, mais qui résultent plutôt<br />
de l’étonnante articulation de la foi<br />
et de la raison. Il est certain que les<br />
interférences avec d’autres civilisations ou<br />
cultures (encore des motifs occidentaux)<br />
défigureront à terme cette propagation. Il<br />
nous revient d’y prêter attention.<br />
Les mutations et les soubresauts de<br />
notre histoire n’ont jamais constitué<br />
des bifurcations, seulement des<br />
infléchissements aux multiples surgeons.<br />
Il ne suffit pas de souligner que le roman<br />
courtois et la peinture de la renaissance,<br />
issus du christianisme, prédisposent à<br />
l’esthétisme moderne. Que les Lumières<br />
répondent au christianisme au sens<br />
où celui-ci abandonne toute religion<br />
impliquant une mythologie. Que l’image<br />
télévisuelle est liée à la problématique de<br />
la représentation, voire de l’information<br />
transposée dans l’espace public. Et que<br />
la littérature ferait écho à l’Écriture<br />
sainte dans ce temps où Dieu est mort,<br />
et avec lui le sens. Il y aurait alors tout<br />
simplement transmission, héritage ou<br />
bien déshérence à la fois dans la rupture<br />
et la reproductibilité. Et que dire de la<br />
laïcité ! Est laïc ce qui appartient au<br />
peuple de Dieu, aux membres de l’Église<br />
! La confusion témoigne à elle seule<br />
d’une filiation parfois extravagante. C’est<br />
pourquoi la distinction entre les cultures<br />
ou littératures humanisme et le culturel<br />
reste approximative et n’éclaire en rien la<br />
continuité de leur trajectoire.<br />
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