ROSETTA_MAGAZINE_201303
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Cette inféodation ne peut se libérer de<br />
son endettement. Elle en accentue le<br />
poids suite à des glissements successifs.<br />
C’est ainsi que Descartes envisage cette<br />
possibilité pour l’homme de devenir<br />
comme maître et possesseur de la terre.<br />
L’adverbe implique la garantie divine de<br />
l’évidence et de la vérité. Quand bien même<br />
cette garantie ne paraît plus crédible,<br />
nous continuons à l’invoquer dans tous les<br />
actes de l’existence, dans cette croyance<br />
en l’homme qui en dépend étroitement.<br />
Les décalques auxquels nous recourrons<br />
sont facilement détectables, bien qu’ils ne<br />
se nourrissent plus à la même sève. La<br />
doctrine du bonheur est un écho presque<br />
étouffé de la beata vita de saint Augustin,<br />
dans un monde dominé par le culte de soi,<br />
la convoitise et à la course tous azimuts<br />
aux libertés individuelles. De crainte d’en<br />
manquer, nous fabriquons industriellement<br />
dans l’affairement la matière, les artefacts<br />
et les besoins éventuels des produits de<br />
loisirs et de consommation, convaincus d’y<br />
asseoir notre raison d’être et de consolider<br />
les preuves de notre appartenance au<br />
monde. Il est difficile de dissocier de<br />
ne pas établir un rapprochement entre<br />
les sites envahis par les touristes et la<br />
littérature. On passe d’un auteur à l’autre,<br />
comme d’un article de journal à un autre.<br />
Parcourir le monde littéraire, ce n’est<br />
pas séjourner dans les livres qui ne se<br />
rattachent jamais à aucune nomenclature.<br />
Mais cette vocation universelle élaborée<br />
(d’autres parleront de cosmopolitisme),<br />
issue d’un certain concept de religion,<br />
parle également grec quand elle promeut<br />
les chaînes de l’harmonisation. Se mettre<br />
en harmonie avec le monde et avec soimême,<br />
voilà l’objectif. Mais exister, se tenir<br />
hors de soi, veut dire avant tout se trouver<br />
dans l’incapacité de devenir soi-même. Audedans<br />
comme au dehors, nous sommes<br />
livrés à l’altérité, donc à l’altération, sans<br />
pivot, dans le jeu incessant des polarités<br />
silencieuses ou bourdonnantes qui nous<br />
assaillent.<br />
Le geste qui écrit ignore la religion de la<br />
littérature C’est vers cette impossibilité<br />
de toute coïncidence, de toute unicité<br />
sédimentée, que nous devons nous<br />
tourner. Elle est bien plus que l’expression<br />
de la finitude. Elle est la déchirure sans<br />
réduction possible. Le nom par défaut de<br />
Dieu ne veut peut-être rien dire d’autre<br />
que l’éclat qui tranche dans l’homogénéité<br />
aveugle de la lumière. Il apparaît alors<br />
comme le trait imprescriptible qui oblige<br />
chacun d’entre nous dans la singularité<br />
de son existence et dans la désolation<br />
commune. Cette fissuration, qui me<br />
donne ma chance, interdit simultanément<br />
l’unicité de mon être. C’est pourquoi je<br />
meurs à moi-même à chaque instant<br />
pour en resurgir ma vie durant. Mort et<br />
résurrection.<br />
Cette mort vivante et réinscriptible<br />
s’articule au phénomène de l’écriture.<br />
Mais sa loi reste la bizarrerie qui ne peut<br />
disparaître dans une loi générale surtout<br />
si celle-ci obéit à un ordre du monde<br />
qui vampirise tous les ouvrages et les<br />
transforme en une denrée. Nous serions<br />
moins en doute sur la littérature si elle<br />
n’orientait pas systématiquement la<br />
lecture. Un livre est un livre. Il ne demande<br />
pas à être connu autrement que par la<br />
manière dont son apparition s’estompe<br />
jusqu’à nous. Il vient à nous, mais il ne se<br />
montre pas lors de son passage.<br />
Dans le phénomène de la kénose, Dieu<br />
s’est anéanti, s’est vidé de soi. Le terme<br />
est employé par saint Paul pour désigner<br />
l’appauvrissement volontaire du Christ<br />
dans l’incarnation. La tendance à admettre<br />
une kénose de la divinité elle-même<br />
dans le Fils incarné se développera chez<br />
les modernes. En quoi le monothéisme<br />
chrétien est un athéisme, même si l’on<br />
admet la leçon de la générosité insondable<br />
de l’agapé divine. Dans la Torah, Dieu ou<br />
le Sans-Nom ne décline aucune identité :<br />
(Je) serai / (Je) serai. Est-ce une promesse<br />
différée ou la frappe de l’impossible ?<br />
Déjà dans le récit de Babel, l’édification<br />
d’une tour pour imposer la même langue<br />
sur toute la terre est récusée. En la<br />
circonstance, Babel est le nom que se<br />
prête Yahvé pour notifier la confusion<br />
des langues et l’impossibilité de la<br />
traduction dans ses multiples réitérations.<br />
Qu’il revienne à l’homme de désigner<br />
toutes les créatures le voue par avance<br />
à la dispersion linguistique, également<br />
condition de sa lucidité. L’homme ne peut<br />
s’identifier à la parole. Il s’enracine dans<br />
le déracinement. Il reste une question<br />
sans réponse pour lui-même. L’homme est<br />
impossible parce que Dieu est impensable.<br />
L’entre-deux de ce silence ne se laisse pas<br />
évacuer. Le conflit de l’homme tient à cette<br />
double expérience dont on tire la joie en<br />
demeurant dans le deuil. Les trois religions<br />
monothéistes, les religions du livre,<br />
ne seraient-elles pas continuellement<br />
confrontées à cette blessure qui, dans<br />
la pensée orientale est également une<br />
source d’ouverture? La trajectoire n’est<br />
pas la même. Tout cheminement en<br />
Occident est lié aux notions de causalité<br />
et de finalité. La littérature s’inscrit dans<br />
cette démarche positive, contaminée dans<br />
le christianisme même par l’ascendance<br />
romaine et son calcul (ratio). Par le biais de<br />
la philosophie, elle est frappée au sceau de<br />
l’être auquel Dieu, comme étant suprême,<br />
n’a pas échappé. Se laisser atteindre par<br />
l’impossible ouvre la voie à une pensée<br />
sans l’être.<br />
Rien ne se rapproche plus de l’impossible<br />
que la mort, irréelle, qui n’existe pas et<br />
n’arrive jamais. Inexorable, elle reste<br />
inaccessible. Happé par la fuite en avant<br />
de soi, l’homme s’égare en cherchant à<br />
épuiser le champ du possible sans donner<br />
passage à l’impossible. L’homme ne se<br />
nomme pas le mortel parce qu’il serait<br />
capable de la mort comme telle, mais<br />
parce qu’il meurt incessamment à luimême<br />
et aux autres, dans sa langue, ses<br />
actes, ses institutions. Mourir accompagne<br />
le battement syncopé de son cœur. La<br />
mort de Dieu signifie l’appel à mourir sa<br />
vie et mourir sa mort dans la béance de<br />
l’impossible.<br />
Comment cet appel à mourir et à mourir<br />
encore a-t-il pu donner lieu à projeter les<br />
possibilités qui nous assaillent au-delà<br />
des assignations de l’existence (pour<br />
faire naître, par exemple, les littératures<br />
de l’utopie)? Sans doute parce que<br />
l’expérience du mourir n’en revient jamais<br />
du pareil au même, alors que la dispersion<br />
dans le possible donne paradoxalement<br />
l’illusion d’une vie identique et de la<br />
possession de soi-même. Le même<br />
mirage dirige l’aspiration à la liberté. La<br />
réalisation de soi dans la facticité plénière<br />
semble neutraliser l’inquiétude à laquelle<br />
nous sommes livrés. Le libéralisme<br />
sous toutes ses formes a joué un rôle<br />
déterminant dans cette volonté d’agir et<br />
d’entreprendre en vue de la réalisation<br />
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