Catalogue festival Guédiguian 2012 - Ciné Meaux Club
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ARTICLE DE JEAN-PIERRE JEANCOLAS PARU DANS<br />
POSITIF 442, DÉCEMBRE 1997<br />
Marius et Jeannette<br />
Ce grand théâtre qu’est Marseille<br />
Un globe de plastique transparent dérive,<br />
poussé par le vent du sud, dans le port de<br />
Marseille, devant les grands ferries blancs. Les<br />
continents y sont peints de couleurs vives. Il<br />
est cul par-dessus tête : l’Australie fait une tache<br />
verte là où la coutume place l’hémisphère<br />
Nord. La planète est déboussolée. Dans le plan<br />
suivant, on est un peu plus au nord dans la<br />
géographie de Marseille, le globe poursuit sa<br />
progression nonchalante, il passe sous un pont<br />
étroit et vient sereinement s’échouer face aux<br />
volumes blancs, minéraux, d’une cimenterie en<br />
démolition. Dans cette seconde phase de son<br />
mouvement, le globe terrestre a retrouvé ses<br />
marques, l’hémisphère Nord est de nouveau<br />
dans la position dominante que les géographes<br />
européens lui ont naguère attribuée... Au pays<br />
de Marius et Jeannette, et de quelques autres,<br />
la terre s’obstine à tourner rond. À la fi n du fi lm,<br />
dernier plan, Marius et Jeannette, et ces quelques<br />
autres, dépassent la caméra et avancent<br />
d’un pas assuré sur une passerelle rectiligne<br />
(la même passerelle sous laquelle le globe a<br />
retrouvé son sens, qui est moins sens de la géographie<br />
que sens de l’histoire ?) qui ne conduit<br />
sans doute pas à des lendemains qui chanteront<br />
(une voix off , la seule dont use <strong>Guédiguian</strong><br />
dans son fi lm, évoque en forme d’épilogue le<br />
cimetière dans lequel ils rejoindront des milliers<br />
d’ouvriers anonymes), mais qui affi rme des<br />
valeurs de continuité et de droiture (ou, si l’on<br />
veut, de rectitude).<br />
Jeannette, la femme en bleu, caissière dans<br />
une grande surface, puis chômeuse pour avoir<br />
trop ouvert sa grande gueule, rencontre Marius,<br />
l’homme en rouge, gardien solitaire d’une<br />
usine morte que des machines inhumaines<br />
cassent salement. Le père de Jeannette, un<br />
ouvrier, a été tué naguère par cette usine. Jeannette<br />
a deux enfants. Le père de la première l’a<br />
quittée, le père du second est mort, accidentellement,<br />
un jour où il était allé chercher des<br />
cigarettes. Jeannette vit dans une toute petite<br />
maison qui ouvre sur une cour commune. Y vivent<br />
aussi un instituteur retraité, une rescapée<br />
des camps débordante de vitalité, et un couple<br />
dont les chamailleries sonores animent la<br />
ARTICLE DANS POSITIF<br />
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bande-son. De Marius, pendant les deux-tiers<br />
du fi lm, on ne sait rien. Il apparaît avec une<br />
jambe raide, claudiquant, armé d’un fusil à lunette<br />
qui lui sert à l’occasion de longue vue, le<br />
fusil n’est jamais armé. Sa boiterie est simulée,<br />
il l’a inventée pour trouver du travail. Sa vraie<br />
blessure est ailleurs, plus profonde. Il lui faudra<br />
boire beaucoup pour pouvoir la dire.<br />
Le conte n’est pas une aff aire de chevalier et de<br />
princesse. Les ruines de la cimenterie tiennent<br />
lieu de château, la dureté des temps se mesure<br />
à la longue fi le des femmes qui s’étire en plein<br />
soleil, sur le port, un jour où il y a un espoir<br />
d’embauche. C’est un conte d’aujourd’hui, il y<br />
est question du Front national et des matchs<br />
de l’OM. Lors de leur premier contact, Jeannette<br />
traite Marius de fasciste (il n’est alors que<br />
l’homme au fusil qui l’empêche de voler deux<br />
seaux de peinture abandonnés dans le chantier<br />
de démolition), et c’est peut-être l’outrance de<br />
l’insulte qui l’arrache à sa solitude, qui l’amène<br />
à sortir de son enfermement volontaire, à faire<br />
un pas vers Jeannette et les autres. Le pas décisif.<br />
Tout se passe (se conte) entre quelques personnages,<br />
six adultes et une poignée d’enfants.<br />
N’interviennent qu’un comparse (comme au<br />
théâtre pauvre, un unique comédien endosse<br />
trois rôles Monsieur Ebrard est le monde extérieur<br />
à lui tout seul, successivement petit chef<br />
odieux au supermarché, vendeur de lingerie<br />
fi ne et maître d’hôtel) et des silhouettes animées<br />
(très animées, dans une bagarre de bistrot<br />
qui ne cache pas ce qu’elle doit, dans son irréalisme<br />
fi lmé en légère plongée, aux westerns<br />
de Ford ou de Hathaway). Les adolescents des<br />
quartiers Nord de Marseille font du vélo et rêvent<br />
d’être footballeurs, ils le seront sans doute,<br />
comme Magali, la fi lle de Jeannette, sera journaliste.<br />
La scène est faite de décors (la cour et les fenêtres<br />
ouvertes sur la cour, la cimenterie et la<br />
cour de la cimenterie où on se réunit pour le rituel<br />
de l’ailloli) enchâssés dans ce grand théâtre<br />
qu’est Marseille, grande image solaire de la ville<br />
et du port vus des superstructures de l’usine,<br />
les bateaux, les deux cathédrales, et la Garde<br />
dans la profondeur du champ... <strong>Guédiguian</strong><br />
assume la dimension pagnolesque du parler et<br />
de l’accent, la rondeur sonore des mots quand,<br />
par exemple, l’instituteur règle la question de<br />
l’existence de Dieu et entreprend à l’usage des<br />
enfants la démolition de l’intégrisme, et un certain<br />
folklore quand la vraie nature de l’ailloli<br />
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