Catalogue festival Guédiguian 2012 - Ciné Meaux Club
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tiers de la boîte de nuit de luxe, et, dans les<br />
deux cas, c’est un grand moyen de diff usion,<br />
le cinéma ou la radio, qui permet de franchir la<br />
frontière ; d’autre part, après la bienheureuse<br />
confusion des grands orchestres swing, l’ère<br />
du be-bop, puis du cool séparent nettement le<br />
jazz du music-hall. Les aventures amoureuses<br />
du couple peuvent d’ailleurs être considérées<br />
comme une transposition de cette aventure<br />
musicale : dans un premier temps, le saxophoniste<br />
réussit à s’intégrer à l’univers des grands<br />
orchestres ; mais ses recherches rythmiques,<br />
l’agressivité de son ton, sa violence formelle<br />
vont l’éloigner de même que sa passion artistique,<br />
son refus des concessions, sa spontanéité<br />
brutale vont mettre fi n à son mariage ; enfi n,<br />
comme le cool atténue l’opposition des deux<br />
musiques sans permettre leur rapprochement<br />
actuel, il n’y a fi nalement plus d’amertume, seulement<br />
une tendresse nostalgique entre Jimmy<br />
Doyle et Francine Evans, ce qui autorise une<br />
rencontre polie, mais aucune forme d’intimité.<br />
Bien entendu, cette grande métaphore qui unit<br />
tout au long du fi lm la musique aux sentiments<br />
est une invention personnelle de Martin Scorsese.<br />
Elle explique d’ailleurs pourquoi il a dû<br />
être infi dèle aux règles du genre sur un point<br />
important : jamais les héros ne sont présentés<br />
comme des créateurs. Hollywood n’avait pas<br />
hésité, au mépris de toute vraisemblance, à<br />
faire de Red Nichols un inventeur du jazz (The<br />
Five Pennies de Melville Shavelson, 1959), il<br />
n’avait pas reculé dans le ridicule de montrer<br />
le strip-tease sortant tout armé du cerveau de<br />
Gypsy Rose Lee (Gypsy), mais on ne verra pas<br />
Miles Davis remercier Jimmy Doyle de tout<br />
ce qu’il lui doit. Seul clin d’œil en cette direction<br />
: Jimmy Doyle passe avant Charlie Parker<br />
dans le palmarès publié par un journal, mais il<br />
s’agit évidemment d’une plaisanterie. La chanteuse<br />
et le saxophoniste sont ici à la poursuite<br />
de leur art ; ils ne créent pas, ils perpétuent une<br />
tradition, Jimmy peut plaisanter en déformant<br />
le titre du fi lm de Francine, Happy Endings devenant<br />
Sappy Endings, il aurait tort d’oublier<br />
sa propre tendance à imiter le style, et même<br />
l’argot des musiciens noirs : il dit « Apple » pour<br />
désigner New York, « cats » pour musiciens ; il<br />
se laisse également infl uencer par leurs mœurs.<br />
Cette transformation du créateur en artisan<br />
permet de rapprocher les deux éléments de<br />
base de la biographie musicale l’art n’est pas ici<br />
un anti-destin, puisqu’il a le même visage que<br />
le destin ; on n’oppose pas une liberté créatrice<br />
ARTICLE DANS POSITIF<br />
92<br />
à un malheur aveugle, puisque les mêmes tâtonnements<br />
gouvernent l’art et la vie. Scorsese<br />
est donc infi dèle au genre d’une manière tout à<br />
fait fondamentale. Loin de jouer sur le contraste<br />
de la vie et du spectacle, il prétend insister<br />
sur leurs ressemblances. Mais cette gageure<br />
n’est intéressante, évidemment, que si le vécu<br />
est donné dans toute sa profondeur : réduit<br />
par avance à des poncifs, il se confondrait immédiatement<br />
avec l’élément esthétique, et le<br />
rapprochement, dépourvu de toute tension,<br />
resterait tout à fait conventionnel. Le travail du<br />
metteur en scène va donc consister d’une part<br />
à pousser le plus loin possible les emprunts<br />
à la biographie et au fi lm musical en général,<br />
mais en changeant la convention en forme, et<br />
d’autre part à présenter une image aussi neuve<br />
que possible du vécu, en le détachant de toute<br />
vraisemblance convenue, et en lui conférant<br />
une forme capable de s’harmoniser avec la première.<br />
La première règle se trouve illustrée dès le début.<br />
Le montage des plans de foules avec des<br />
plans rapprochés qui isolent un objet particulier<br />
fait partie des formes reçues de la rhétorique<br />
de Busby Berkeley, elle unit le singulier<br />
au multiple, l’énigmatique à l’anonyme. Or,<br />
Scorsese renforce considérablement le contraste<br />
: les grands mouvements aériens de l’appareil<br />
sont arbitrairement interrompus par l’image<br />
fi xe d’une chemise ; à l’émotion communicative<br />
d’une foule unanime succède un objet que son<br />
insignifi ance ne suffi t pas à érotiser, et dont la<br />
valeur n’apparaîtra que nettement plus tard.<br />
En ce sens, on est loin de Berkeley : la forme<br />
émerge pour elle-même, détachée de toute<br />
fonction, et le montage « fait fi gure ». La pauvreté<br />
de la photographie, l’insistance des cadrages<br />
sur le sol restituent une atmosphère grise<br />
et une lumière incertaine et jaunâtre : ce sont<br />
bien les formes traditionnelles de la nuit newyorkaise<br />
avec sa valeur irréaliste, qui prépare les<br />
grands ballets oniriques ; mais l’image en plongée<br />
du saxophoniste seul dans un halo de lumière<br />
a une force supplémentaire. D’une part,<br />
elle est plus nettement marquée, d’autre part,<br />
la plénitude formelle accentue le pathétique<br />
de la situation. Le procédé est le même pour le<br />
passage où on voit Jimmy Doyle se plaindre en<br />
un long solo devant une immense affi che : le<br />
solo nocturne est une forme connue, l’affi che<br />
un motif fréquent ; mais la spontanéité brutale<br />
du jeu est neuve, neuf le rapprochement sans<br />
mesure de l’homme et de l’image.<br />
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