IJCS/RIÉCle contraire de c<strong>et</strong>te réplique réactionnaire à l’« irresponsabilité » de <strong>la</strong> culturemoderne que serait le nouvel accent mis sur un quotidien banalisé <strong>et</strong> évacué d<strong>et</strong>oute notion de valeur ou de jugement historiquement contextualisé. Bref,l’histoire-fiction, forme hétéroclite <strong>et</strong> souple, perm<strong>et</strong>tra à l’écriva<strong>in</strong> d<strong>et</strong>émoigner de <strong>la</strong> cont<strong>in</strong>gence des structurations identitaires tout en restaurant àces cont<strong>in</strong>gences les jeux de mémoires <strong>et</strong> <strong>la</strong> négociation qu’ils exigent entre unsuj<strong>et</strong> <strong>et</strong> ses sites sociaux.Pour illustrer son propos, Rob<strong>in</strong> propose un schéma où <strong>la</strong> mémoire se trouvesc<strong>in</strong>dée en quatre couches : officielle, savante, collective <strong>et</strong> culturelle. Lapremière se préoccupe de <strong>la</strong> « gestion » des traces qui donnent sens <strong>et</strong> forme àune communauté quelconque, mais pour <strong>la</strong> plupart « nationale » à notreépoque. Ses outils comprennent non seulement les fêtes, les rituels <strong>et</strong> lessymboles, mais les archives <strong>et</strong> les monuments, les « lieux de mémoire » dontparle Pierre Nora. Quant à l’é<strong>la</strong>boration de <strong>la</strong> trace, c’est <strong>la</strong> vocation du savantqui se revêt le plus souvent du titre d’historien; c’est <strong>la</strong> mise en ordre,l’établissement d’une chronologie des moments <strong>et</strong> des événementsdéf<strong>in</strong>isseurs d’une communauté. La mémoire collective, par contre,« fonctionne à <strong>la</strong> ‘madele<strong>in</strong>e de Proust’, par associations ou par mobilisationd’un sens déjà là ... Si son espace-temps est local, symbolique, cyclique <strong>et</strong>chronique, elle se fait volontiers élégie, péan ou panégyrique pour représentersa propre épopée, à mo<strong>in</strong>s qu’elle ne se donne dans <strong>la</strong> dispersion désordonnéed’associations d’idées ayant comme po<strong>in</strong>t d’appui le vécu. La mémoirecollective oscille entre le silence, l’amnésie, <strong>la</strong> reconstitution imag<strong>in</strong>aire <strong>et</strong> ledétail <strong>in</strong>tensément revivifié » (55). Plus <strong>in</strong>time <strong>et</strong> générationnelle, enf<strong>in</strong>, serait<strong>la</strong> mémoire culturelle, qui « fonctionne par signes étalés, à <strong>la</strong> nostalgie » (56) <strong>et</strong>qui dépend d’un rapport à tous les sens <strong>et</strong> modalités du corps (cuis<strong>in</strong>e, odorat,costume, <strong>et</strong>c.). Souvent, c<strong>et</strong>te mémoire essaie de conserver « ce que nousavons connu de meilleur ». L’<strong>in</strong>dividu « bricole » son roman mémoriel ennégociant toutes ces couches qui exercent des pressions diverses selonl’époque <strong>et</strong> le contexte. Ces couches, d’ailleurs, sont lo<strong>in</strong> d’être étanches; elless’immiscent les unes dans les autres <strong>et</strong> se disputent une portée sociale qui,dépendant des circonstances, peut se solder par des critiques ou desaffirmations des hégémonies en p<strong>la</strong>ce. Pour en faire <strong>la</strong> démonstration, Rob<strong>in</strong>maîtrise une vaste gamme d’expériences historiques al<strong>la</strong>nt de <strong>la</strong> dissidencelittéraire à l’époque du stal<strong>in</strong>isme soviétique jusqu’aux efforts de l’Allemagnecontempora<strong>in</strong>e pour se déf<strong>in</strong>ir par rapport à l’époque nazie; du bi<strong>la</strong>n de <strong>la</strong>col<strong>la</strong>boration en France jusqu’au référendum de 1980 sur <strong>la</strong> souvera<strong>in</strong><strong>et</strong>éassociationau Québec.La pert<strong>in</strong>ence d’une telle étude pour le Québec, dont <strong>la</strong> devise est « je mesouviens », occupe un lieu important dans ce livre. Ce<strong>la</strong> est surtout le cas qu<strong>and</strong>Rob<strong>in</strong> réfléchit sur son roman La Québécoite (Montréal, Québec Amérique,1983), dont le pr<strong>in</strong>cipal personnage fém<strong>in</strong><strong>in</strong> — Juive française qui a immigréau Québec — ressemble de plusieurs façons à l’auteure elle-même. Dans leroman, celle-ci vit « <strong>la</strong> confrontation des mémoires enchevêtrées (...) » <strong>et</strong> le« recouvrement fantasmatique de <strong>la</strong> québécité par <strong>la</strong> francité <strong>et</strong>/ou l’<strong>in</strong>verse »168
L’essai littéraire au Québec(130). Bien que le roman, selon Rob<strong>in</strong>, « m<strong>et</strong>te en p<strong>la</strong>ce l’étrang<strong>et</strong>é de <strong>la</strong>culture québécoise <strong>et</strong> l’impossibilité de mêler les imag<strong>in</strong>aires <strong>et</strong> lesmémoires » (132), Le Roman mémoriel offre une belle méditation sur lespossibilités qui attendent <strong>la</strong> redéf<strong>in</strong>ition du champ littéraire québécois au boutd’un processus d’immigration qui rendra le Québec, <strong>et</strong> Montréal en particulier,un carrefour privilégié d’expérimentation. Enf<strong>in</strong>, Rob<strong>in</strong> nous convie àimag<strong>in</strong>er une situation où « au milieu de <strong>la</strong> production québécoise ambiante il yait sur le marché les textes de :Un ou deux HaïtiensUn ou deux FrançaisUn BelgeUn SuiseUn juif maroca<strong>in</strong>Un LibanaisDeux Vi<strong>et</strong>namiensUn Italo-québécois francophoneUn ou deux Lat<strong>in</strong>o-américa<strong>in</strong>s francophones.Imag<strong>in</strong>ons, un <strong>in</strong>stant, que ce phénomène devienne massif, à Montréal, où, àp<strong>et</strong>ite échelle, il a déjà commencé... » (178).C’est dans les <strong>in</strong>terstices d’un éventuel imag<strong>in</strong>aire social, comme le dit Rob<strong>in</strong>,que Simon Harel situe son essai, Le Voleur de parcours : Identité <strong>et</strong>cosmopolitisme dans <strong>la</strong> littérature québécoise contempora<strong>in</strong>e. Dans une trèsbelle <strong>in</strong>troduction au livre, Harel nous p<strong>la</strong>ce sur <strong>la</strong> Ma<strong>in</strong> de Montréal, leboulevard Sa<strong>in</strong>t-Laurent, qui a traditionnellement partagé <strong>la</strong> ville entre zonesfrancophones <strong>et</strong> anglophones. Or, c<strong>et</strong>te ligne de démarcation est en elle-mêmeun espace signifiant que l’on pourrait comprendre selon des axes temporels <strong>et</strong>spatiaux. D’abord, pour les groupes immigrants qui avaient littéralementamorcé <strong>et</strong> poussé leur ascension sociale là où ce boulevard rencontre le fleuveSa<strong>in</strong>t-Laurent jusqu’à ce que <strong>la</strong> réussite économique leur perm<strong>et</strong>tre de dériververs <strong>la</strong> banlieue, <strong>la</strong> Ma<strong>in</strong> est surtout un lieu de passage sans cesse renouvelé.Or, <strong>la</strong> Ma<strong>in</strong> est en même temps l’espace habité par ces immigrés, une zonefranchesuspendue entre les deux communautés « reconnues » <strong>et</strong> qui se prête auregard de « l’<strong>in</strong>digène » qui y passe pour assouvir ses propres démons identitaires.C’est à partir de ce po<strong>in</strong>t de départ personnel — Harel a eu ses premièresrencontres avec l’Autre <strong>et</strong>hnique sur <strong>la</strong> Ma<strong>in</strong> — que Harel déballe son étudesur le cosmopolitisme <strong>et</strong> <strong>la</strong> représentation de l’étranger dans le romanquébécois. Pour lui, il est question de constater <strong>et</strong> d’analyser une rencontre qui,pour <strong>la</strong> plupart, s’est caractérisée par une profonde ambivalence. Énoncées entermes socioéconomiques, les causes n’en seront po<strong>in</strong>t étrangères à quiconqueest familier avec certa<strong>in</strong>s aspects sail<strong>la</strong>nts de l’histoire du Québec : « [La]société canadienne-française, fre<strong>in</strong>ée dans son évolution par l’impositiond’une autonomie forcée, se constituant douleureusement à l’ombre d’une169