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AM 435-436

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RENCONTRE<br />

<strong>AM</strong> : Écrire ce livre sur votre mère disparue il y a quelques<br />

années est-il une tentative de lutter contre l’oubli ?<br />

Eugène Ébodé : Oui, j’ai eu peur que les souvenirs s’envolent.<br />

J’ai estimé qu’il fallait riposter. Prendre la plume est<br />

la meilleure façon pour que les paroles, les images ne s’enfuient<br />

pas à toute aile battante. Au fur et à mesure de l’écriture,<br />

j’avais l’impression que ma mère se redressait. La mort<br />

fait partie du cycle de la vie. Cependant, l’absence de l’être<br />

aimé outrepasse nos capacités d’acceptation. Je n’ai pas assisté<br />

à l’enterrement de ma mère, car c’était la rentrée des classes.<br />

Il n’y a pas l’ombre d’un doute que ma mère aurait soutenu<br />

ma décision : elle préférait mille fois que je sois devant une<br />

classe que devant un cercueil. Toutefois,<br />

j’étais en proie aux doutes, à des assauts<br />

de nostalgie, de culpabilité vis-à-vis de<br />

ma famille, de ces rites de société. J’étais<br />

rongé par une série de pincements, plus<br />

ou moins violents, porteurs d’une charge<br />

émotive. J’expose tous ces sentiments qui<br />

me traversent dans le livre. Y compris celle<br />

de la peur que mes souvenirs s’en aillent.<br />

Parce qu’à la mort de nos parents, on perd<br />

ces protections naturelles. On est face à<br />

notre propre finitude, face à des abîmes,<br />

dont celui de la mémoire.<br />

Votre mère vouait un véritable<br />

culte aux diplômes de ses enfants,<br />

qu’elle accrochait fièrement<br />

Habiller le ciel, Gallimard,<br />

288 pages, 20 €.<br />

au mur. Racontez-nous…<br />

Puisqu’elle n’avait pas été à l’école,<br />

c’était une fascination, doublée d’un cruel<br />

accablement, de ne pas avoir été scolarisée,<br />

de ne pouvoir décrypter ces traces<br />

porteuses de modernité, l’écriture. La lecture<br />

est aussi un dévoilement, elle ouvre l’accès à des univers,<br />

ou simplement à des informations. Quand le journal arrivait à<br />

la maison, maman se précipitait pour voir les images. Mais elle<br />

souffrait de son impossibilité à décrypter les signes, les traces,<br />

les lettres. D’où son fétichisme face au papier et à nos diplômes.<br />

Amassés, ils recomposaient son horizon manqué : l’école. Par<br />

procuration, à partir de nos résultats, elle jouissait de ce dont<br />

elle avait été privée. Cependant, elle a essayé de sortir de son<br />

enclos traditionnel pour rentrer dans la modernité par l’écriture.<br />

Je raconte ici comment j’ai été cruel, car je me suis moqué<br />

de son fléchissement, de ses hésitations, de sa difficulté à lire le<br />

français, à prononcer un mot. Une adulte qui retournait à l’école<br />

du soir et qui voulait montrer qu’elle avait fait des progrès, avec<br />

son doigt qui glissait sur la feuille : « Pepa boit dolo paskil a<br />

chouève. » Cette phrase sur laquelle elle a buté a fermé l’idée,<br />

longtemps caressée, de pouvoir s’ouvrir un autre ciel.<br />

Comment viviez-vous son ambition<br />

envers votre parcours scolaire ?<br />

Je voulais la satisfaire, qu’elle quitte le registre des nostalgies,<br />

lui éviter la crucifixion permanente – ses regrets de ne<br />

pas avoir été à l’école. Elle voulait ces diplômes pour se réparer.<br />

C’était une opération de restauration, à la fois physique et aussi<br />

psychologique, intérieure, voire spirituelle. Nous l’alimentions<br />

ainsi : dès qu’une trace écrite était positive, elle finissait accrochée<br />

au mur.<br />

Elle vous enjoignait d’habiller le ciel de prières<br />

dédiées à la réussite de votre avenir, de devenir pieux,<br />

de fréquenter l’église. Mais pour vous, cela relevait<br />

plutôt de l’écriture. Vous dites : « Écrire, c’est marcher<br />

main dans la main avec les étoiles. »<br />

Son injonction, sa prière et sa recommandation<br />

d’aller à l’église ne passent<br />

pas bien non plus. Je me trouve dans une<br />

fragilité : rien de ce que j’entreprends ne<br />

marche, la musique, le théâtre, la poésie…<br />

L’horizon d’attente est brisé parce que le<br />

récepteur n’est pas au rendez-vous : les<br />

jeunes filles à qui j’adresse ma poésie me<br />

la renvoient froissée, presque en boulet<br />

de canon, cruelles demoiselles ! Encore<br />

aujourd’hui, j’écris en camouflant mes<br />

élans poétiques dans la prose. J’hésite à<br />

déployer un inventaire poétique, parce<br />

que je me souviens bien des réactions. Je<br />

découvre en vous parlant de cette inhibition…<br />

Vous agissez comme une fonction<br />

presque psychanalytique !<br />

En échec scolaire au lycée<br />

de Yaoundé, vous décidez avec<br />

des amis de vous rendre au Tchad<br />

en vue de décrocher le sacro-saint<br />

baccalauréat, en 1979. Après<br />

avoir passé clandestinement la frontière, vous vous<br />

rendez à l’ambassade du Cameroun à N’Djamena.<br />

L’ambassadeur accepte de vous inscrire au lycée,<br />

avant que le pays ne replonge dans une guerre civile.<br />

Quel souvenir gardez-vous de cette époque ?<br />

C’était d’abord un éblouissement, un émerveillement à être<br />

dans un pays étranger. Avec mes compagnons camerounais,<br />

nous étions clandestins, nous n’avions pas nos papiers. Grâce à<br />

cet ambassadeur, on a commencé l’école, et comme je taquinais<br />

le ballon rond, j’ai intégré une équipe de foot. On n’imagine<br />

pas combien cette Afrique est merveilleuse et étonnante. Les<br />

Tchadiens passaient la plupart du temps à guerroyer, à se pourchasser<br />

les uns les autres. Mais ils avaient une telle fascination<br />

DR<br />

78 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023

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