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RENCONTRE<br />
<strong>AM</strong> : Écrire ce livre sur votre mère disparue il y a quelques<br />
années est-il une tentative de lutter contre l’oubli ?<br />
Eugène Ébodé : Oui, j’ai eu peur que les souvenirs s’envolent.<br />
J’ai estimé qu’il fallait riposter. Prendre la plume est<br />
la meilleure façon pour que les paroles, les images ne s’enfuient<br />
pas à toute aile battante. Au fur et à mesure de l’écriture,<br />
j’avais l’impression que ma mère se redressait. La mort<br />
fait partie du cycle de la vie. Cependant, l’absence de l’être<br />
aimé outrepasse nos capacités d’acceptation. Je n’ai pas assisté<br />
à l’enterrement de ma mère, car c’était la rentrée des classes.<br />
Il n’y a pas l’ombre d’un doute que ma mère aurait soutenu<br />
ma décision : elle préférait mille fois que je sois devant une<br />
classe que devant un cercueil. Toutefois,<br />
j’étais en proie aux doutes, à des assauts<br />
de nostalgie, de culpabilité vis-à-vis de<br />
ma famille, de ces rites de société. J’étais<br />
rongé par une série de pincements, plus<br />
ou moins violents, porteurs d’une charge<br />
émotive. J’expose tous ces sentiments qui<br />
me traversent dans le livre. Y compris celle<br />
de la peur que mes souvenirs s’en aillent.<br />
Parce qu’à la mort de nos parents, on perd<br />
ces protections naturelles. On est face à<br />
notre propre finitude, face à des abîmes,<br />
dont celui de la mémoire.<br />
Votre mère vouait un véritable<br />
culte aux diplômes de ses enfants,<br />
qu’elle accrochait fièrement<br />
Habiller le ciel, Gallimard,<br />
288 pages, 20 €.<br />
au mur. Racontez-nous…<br />
Puisqu’elle n’avait pas été à l’école,<br />
c’était une fascination, doublée d’un cruel<br />
accablement, de ne pas avoir été scolarisée,<br />
de ne pouvoir décrypter ces traces<br />
porteuses de modernité, l’écriture. La lecture<br />
est aussi un dévoilement, elle ouvre l’accès à des univers,<br />
ou simplement à des informations. Quand le journal arrivait à<br />
la maison, maman se précipitait pour voir les images. Mais elle<br />
souffrait de son impossibilité à décrypter les signes, les traces,<br />
les lettres. D’où son fétichisme face au papier et à nos diplômes.<br />
Amassés, ils recomposaient son horizon manqué : l’école. Par<br />
procuration, à partir de nos résultats, elle jouissait de ce dont<br />
elle avait été privée. Cependant, elle a essayé de sortir de son<br />
enclos traditionnel pour rentrer dans la modernité par l’écriture.<br />
Je raconte ici comment j’ai été cruel, car je me suis moqué<br />
de son fléchissement, de ses hésitations, de sa difficulté à lire le<br />
français, à prononcer un mot. Une adulte qui retournait à l’école<br />
du soir et qui voulait montrer qu’elle avait fait des progrès, avec<br />
son doigt qui glissait sur la feuille : « Pepa boit dolo paskil a<br />
chouève. » Cette phrase sur laquelle elle a buté a fermé l’idée,<br />
longtemps caressée, de pouvoir s’ouvrir un autre ciel.<br />
Comment viviez-vous son ambition<br />
envers votre parcours scolaire ?<br />
Je voulais la satisfaire, qu’elle quitte le registre des nostalgies,<br />
lui éviter la crucifixion permanente – ses regrets de ne<br />
pas avoir été à l’école. Elle voulait ces diplômes pour se réparer.<br />
C’était une opération de restauration, à la fois physique et aussi<br />
psychologique, intérieure, voire spirituelle. Nous l’alimentions<br />
ainsi : dès qu’une trace écrite était positive, elle finissait accrochée<br />
au mur.<br />
Elle vous enjoignait d’habiller le ciel de prières<br />
dédiées à la réussite de votre avenir, de devenir pieux,<br />
de fréquenter l’église. Mais pour vous, cela relevait<br />
plutôt de l’écriture. Vous dites : « Écrire, c’est marcher<br />
main dans la main avec les étoiles. »<br />
Son injonction, sa prière et sa recommandation<br />
d’aller à l’église ne passent<br />
pas bien non plus. Je me trouve dans une<br />
fragilité : rien de ce que j’entreprends ne<br />
marche, la musique, le théâtre, la poésie…<br />
L’horizon d’attente est brisé parce que le<br />
récepteur n’est pas au rendez-vous : les<br />
jeunes filles à qui j’adresse ma poésie me<br />
la renvoient froissée, presque en boulet<br />
de canon, cruelles demoiselles ! Encore<br />
aujourd’hui, j’écris en camouflant mes<br />
élans poétiques dans la prose. J’hésite à<br />
déployer un inventaire poétique, parce<br />
que je me souviens bien des réactions. Je<br />
découvre en vous parlant de cette inhibition…<br />
Vous agissez comme une fonction<br />
presque psychanalytique !<br />
En échec scolaire au lycée<br />
de Yaoundé, vous décidez avec<br />
des amis de vous rendre au Tchad<br />
en vue de décrocher le sacro-saint<br />
baccalauréat, en 1979. Après<br />
avoir passé clandestinement la frontière, vous vous<br />
rendez à l’ambassade du Cameroun à N’Djamena.<br />
L’ambassadeur accepte de vous inscrire au lycée,<br />
avant que le pays ne replonge dans une guerre civile.<br />
Quel souvenir gardez-vous de cette époque ?<br />
C’était d’abord un éblouissement, un émerveillement à être<br />
dans un pays étranger. Avec mes compagnons camerounais,<br />
nous étions clandestins, nous n’avions pas nos papiers. Grâce à<br />
cet ambassadeur, on a commencé l’école, et comme je taquinais<br />
le ballon rond, j’ai intégré une équipe de foot. On n’imagine<br />
pas combien cette Afrique est merveilleuse et étonnante. Les<br />
Tchadiens passaient la plupart du temps à guerroyer, à se pourchasser<br />
les uns les autres. Mais ils avaient une telle fascination<br />
DR<br />
78 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023