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AM 435-436

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JEAN-PHILIPPE BALTEL/OPALE.PHOTO<br />

américaine, mais aussi pour ne pas me prendre au sérieux.<br />

Je pense d’ailleurs qu’être écrivain est un état, une manière<br />

d’être. Et j’ai plutôt tendance à me déclarer artiste. J’ai d’ailleurs<br />

toujours la tentation de la sculpture, de la peinture ou de la<br />

musique. C’est très fort, très puissant en moi.<br />

D’où écrivez-vous ?<br />

Lors de ma crise d’adolescence, au moment où l’on cherche<br />

à se définir, s’est produite une rencontre extraordinaire. Mon<br />

grand frère, qui se passionnait autant pour les mathématiques<br />

que pour la poésie, avait un rituel, chaque matin. Devant la<br />

fenêtre, il saluait le lever du soleil en déclamant des vers de<br />

Césaire : « Et voici par mon ouïe tramée, de crissements / et de<br />

fusées, syncoper des laideurs rêches, / les cent pur-sang hennissant<br />

du soleil, / parmi la stagnation. » Cette rencontre avec la<br />

poésie césairienne m’a rapidement conduit au Cahier d’un retour<br />

au pays natal, où j’ai découvert les problématiques du racisme,<br />

de la colonisation, de la minoration<br />

de l’homme noir. C’est lorsque j’ai fait<br />

ma négritude que mon écriture est<br />

devenue plus consciente, en signant le<br />

point de départ d’une activité artistique<br />

plus proche des réalités. Mais le point<br />

le plus déterminant a été la rencontre<br />

avec Édouard Glissant. Il m’a offert tout<br />

le reste : l’univers que j’explore, mon<br />

esthétique, ma boîte à outils en ce qui<br />

concerne la pratique littéraire.<br />

Dès lors, à qui vous adressez-vous ?<br />

J’écris pour moi-même, c’est mon<br />

lieu intime, mon lieu secret. Si l’œuvre<br />

d’un artiste ne lui sert pas d’abord à lui,<br />

je ne vois pas à qui ça peut servir. C’est<br />

la clé. L’écriture m’a permis de clarifier<br />

un certain nombre de désordres émotionnels,<br />

de sensibilités, d’images qui<br />

me traversaient l’esprit, tout une activité<br />

intérieure, assez chaotique, que<br />

j’ai régentée de cette manière-là. Chacun de mes livres me sert<br />

généralement à explorer une question que je me pose. Et comme<br />

ma situation, mes interrogations sont celles d’un être humain,<br />

elles peuvent toucher d’autres personnes. Ainsi, en accédant à<br />

mon expérience personnelle, mes lecteurs s’en nourrissent pour<br />

avancer dans leur propre expérience.<br />

Vous dites que l’instant création demande<br />

une catastrophe inaugurale. À quel moment<br />

l’écrivain est-il au bord de la falaise ?<br />

L’instant création est un moment mystérieux. Cela commence<br />

à l’instant où surgit la première phrase, toute une galaxie,<br />

voire un trou noir, qui aspire et contracte une densité. Cette<br />

résultante d’un moment émotionnel permet de se libérer, car,<br />

comme disait le philosophe Gilles Deleuze, l’angoisse de l’écrivain<br />

ne provient pas de la page blanche, apparemment vide.<br />

Au contraire, c’est parce qu’elle est pleine de tout ce qui a déjà<br />

été dit, écrit, pensé. Toute la difficulté est donc de sortir de là.<br />

Dès lors, on entre dans une situation émotionnelle, le moment<br />

catastrophe, qui vous libère. Le peintre Francis Bacon racontait<br />

qu’avant de se mettre à peindre, il restait devant sa toile, prenait<br />

un pinceau, n’importe lequel, une couleur, et faisait une tache.<br />

Juste un geste. De la même manière que l’on écrirait n’importe<br />

quelle phrase, sans savoir d’où elle vient. Puis, il essayait de comprendre<br />

ce que la tache lui inspirait. Cette tache n’était pas une<br />

forme, il n’y avait pas d’intention. Survenait alors une espèce de<br />

libération totale, qui mobilisait à la fois des énergies du corps<br />

et de l’esprit. C’est à ce moment-là que l’on est dans l’instant<br />

création. Un grand artiste est d’un courage esthétique immense.<br />

William Faulkner disait qu’il mesurait la qualité de ses textes à<br />

l’intensité de leur échec. Lorsqu’on a une vision, c’est comme<br />

lorsqu’il y a de la foudre dans la nuit. On voit tout un paysage<br />

Aux côtés de l’écrivaine Gisèle Pineau et du penseur Édouard Glissant, en 2009.<br />

qui s’éclaire, puis l’obscurité revient, enfin, pendant des années,<br />

on est à la recherche de ce paysage que l’on a entraperçu.<br />

Cela détermine-t-il la justesse, le vrai ?<br />

Le premier jet d’écriture capture une sensation, une image,<br />

une émotion, une vague perception, quelque chose de pas très<br />

clair. C’est une sorte de bond dans l’inconnu. Parfois, quand<br />

j’essaie de me relire, j’ai du mal à comprendre ce que j’ai voulu<br />

dire. Il faut du temps pour trouver un peu le trésor que l’on a<br />

ramené. J’ai toujours été préoccupé par ce moment mystérieux<br />

de la création. Dans tous mes textes, on voit l’écrivain au travail,<br />

il y a toujours le « je suis dedans » et le « je me regarde en train<br />

d’écrire ». Car il y a dans l’acte d’écrire une dimension totale.<br />

C’est une alchimie complexe, où le créateur se trouve en face de<br />

ce que j’appelle le réel, qui est la totalité de l’existant, et tout l’invisible,<br />

l’inexplicable et l’impensable de l’existant. Mais comme<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 91

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