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JEAN-PHILIPPE BALTEL/OPALE.PHOTO<br />
américaine, mais aussi pour ne pas me prendre au sérieux.<br />
Je pense d’ailleurs qu’être écrivain est un état, une manière<br />
d’être. Et j’ai plutôt tendance à me déclarer artiste. J’ai d’ailleurs<br />
toujours la tentation de la sculpture, de la peinture ou de la<br />
musique. C’est très fort, très puissant en moi.<br />
D’où écrivez-vous ?<br />
Lors de ma crise d’adolescence, au moment où l’on cherche<br />
à se définir, s’est produite une rencontre extraordinaire. Mon<br />
grand frère, qui se passionnait autant pour les mathématiques<br />
que pour la poésie, avait un rituel, chaque matin. Devant la<br />
fenêtre, il saluait le lever du soleil en déclamant des vers de<br />
Césaire : « Et voici par mon ouïe tramée, de crissements / et de<br />
fusées, syncoper des laideurs rêches, / les cent pur-sang hennissant<br />
du soleil, / parmi la stagnation. » Cette rencontre avec la<br />
poésie césairienne m’a rapidement conduit au Cahier d’un retour<br />
au pays natal, où j’ai découvert les problématiques du racisme,<br />
de la colonisation, de la minoration<br />
de l’homme noir. C’est lorsque j’ai fait<br />
ma négritude que mon écriture est<br />
devenue plus consciente, en signant le<br />
point de départ d’une activité artistique<br />
plus proche des réalités. Mais le point<br />
le plus déterminant a été la rencontre<br />
avec Édouard Glissant. Il m’a offert tout<br />
le reste : l’univers que j’explore, mon<br />
esthétique, ma boîte à outils en ce qui<br />
concerne la pratique littéraire.<br />
Dès lors, à qui vous adressez-vous ?<br />
J’écris pour moi-même, c’est mon<br />
lieu intime, mon lieu secret. Si l’œuvre<br />
d’un artiste ne lui sert pas d’abord à lui,<br />
je ne vois pas à qui ça peut servir. C’est<br />
la clé. L’écriture m’a permis de clarifier<br />
un certain nombre de désordres émotionnels,<br />
de sensibilités, d’images qui<br />
me traversaient l’esprit, tout une activité<br />
intérieure, assez chaotique, que<br />
j’ai régentée de cette manière-là. Chacun de mes livres me sert<br />
généralement à explorer une question que je me pose. Et comme<br />
ma situation, mes interrogations sont celles d’un être humain,<br />
elles peuvent toucher d’autres personnes. Ainsi, en accédant à<br />
mon expérience personnelle, mes lecteurs s’en nourrissent pour<br />
avancer dans leur propre expérience.<br />
Vous dites que l’instant création demande<br />
une catastrophe inaugurale. À quel moment<br />
l’écrivain est-il au bord de la falaise ?<br />
L’instant création est un moment mystérieux. Cela commence<br />
à l’instant où surgit la première phrase, toute une galaxie,<br />
voire un trou noir, qui aspire et contracte une densité. Cette<br />
résultante d’un moment émotionnel permet de se libérer, car,<br />
comme disait le philosophe Gilles Deleuze, l’angoisse de l’écrivain<br />
ne provient pas de la page blanche, apparemment vide.<br />
Au contraire, c’est parce qu’elle est pleine de tout ce qui a déjà<br />
été dit, écrit, pensé. Toute la difficulté est donc de sortir de là.<br />
Dès lors, on entre dans une situation émotionnelle, le moment<br />
catastrophe, qui vous libère. Le peintre Francis Bacon racontait<br />
qu’avant de se mettre à peindre, il restait devant sa toile, prenait<br />
un pinceau, n’importe lequel, une couleur, et faisait une tache.<br />
Juste un geste. De la même manière que l’on écrirait n’importe<br />
quelle phrase, sans savoir d’où elle vient. Puis, il essayait de comprendre<br />
ce que la tache lui inspirait. Cette tache n’était pas une<br />
forme, il n’y avait pas d’intention. Survenait alors une espèce de<br />
libération totale, qui mobilisait à la fois des énergies du corps<br />
et de l’esprit. C’est à ce moment-là que l’on est dans l’instant<br />
création. Un grand artiste est d’un courage esthétique immense.<br />
William Faulkner disait qu’il mesurait la qualité de ses textes à<br />
l’intensité de leur échec. Lorsqu’on a une vision, c’est comme<br />
lorsqu’il y a de la foudre dans la nuit. On voit tout un paysage<br />
Aux côtés de l’écrivaine Gisèle Pineau et du penseur Édouard Glissant, en 2009.<br />
qui s’éclaire, puis l’obscurité revient, enfin, pendant des années,<br />
on est à la recherche de ce paysage que l’on a entraperçu.<br />
Cela détermine-t-il la justesse, le vrai ?<br />
Le premier jet d’écriture capture une sensation, une image,<br />
une émotion, une vague perception, quelque chose de pas très<br />
clair. C’est une sorte de bond dans l’inconnu. Parfois, quand<br />
j’essaie de me relire, j’ai du mal à comprendre ce que j’ai voulu<br />
dire. Il faut du temps pour trouver un peu le trésor que l’on a<br />
ramené. J’ai toujours été préoccupé par ce moment mystérieux<br />
de la création. Dans tous mes textes, on voit l’écrivain au travail,<br />
il y a toujours le « je suis dedans » et le « je me regarde en train<br />
d’écrire ». Car il y a dans l’acte d’écrire une dimension totale.<br />
C’est une alchimie complexe, où le créateur se trouve en face de<br />
ce que j’appelle le réel, qui est la totalité de l’existant, et tout l’invisible,<br />
l’inexplicable et l’impensable de l’existant. Mais comme<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 91