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personnage m’a toujours fait penser à un conteur. Un Africain,<br />
donc, peut-être né sur la plantation, et réduit en esclavage. Un<br />
nègre des champs, qui travaille jusqu’au coucher du soleil, et<br />
qui trouve la force de se retrouver avec les autres le soir. Quand<br />
j’ai rencontré les derniers vieux conteurs de Sainte-Marie, en<br />
Martinique, c’étaient des personnages tout à fait ordinaires, des<br />
gens de la campagne, pas spécialement cultivés ni lettrés, au<br />
sens où on l’entend généralement. Mais lorsqu’ils se mettaient<br />
à parler, ils devenaient des géants, des maîtres de la parole.<br />
Avec une puissance, une grâce et une autorité considérable.<br />
Dans le mystère du conteur créole, il y a donc, au départ, l’insignifiance,<br />
la normalité, la surnormalité. Comme cet homme<br />
sur la photo, qui revient de son jardin, comme aurait fait n’importe<br />
quel conteur de la belle époque des veillées mortuaires.<br />
Toute l’année, il plante des ignames, récolte des choux, coupe<br />
de la canne, traîne des mulets, mais pendant qu’il fait tout cela,<br />
contrairement aux autres, il cultive son imagination. Dès que<br />
j’ai su que je voulais explorer la question de la transmission, je<br />
me suis totalement appuyé sur ce personnage pour construire<br />
Boulianno, le vieux conteur. Il était pour moi la quintessence<br />
d’une situation ordinaire dans la vie rurale de la Martinique et<br />
le point de départ de celui qui devient un maître de la parole.<br />
Vous y évoquez la nuit dans les plantations,<br />
comme un espace d’effacement des réalités<br />
et des certitudes encombrantes. Ce n’est qu’à<br />
ce moment-là que le conte peut advenir ?<br />
La tradition antillaise disait qu’on ne pouvait conter correctement<br />
que la nuit. Le jour, on était inscrit dans le travail<br />
servile et donc dans l’ordre de la domination esclavagiste, alors<br />
que la nuit effaçait la maison du maître, les plantations : on ne<br />
travaillait pas, le maître n’était pas là, on était entre nous. Avec<br />
cet effacement de l’ordre symbolique, l’autre élément important<br />
était la présence de la mort, très fréquente, étant donné<br />
la rudesse du travail. L’irruption de la mort réelle dévoilait la<br />
mort symbolique, dans les consciences individuelles, comme<br />
si l’on déchirait un voile, et on se rendait compte qu’on était<br />
presque déjà mort, qu’on pouvait à tout moment être avalé par<br />
elle. Alors, rassemblés, on se collait les uns aux autres, lors de<br />
grandes veillées pour essayer collectivement de s’opposer à elle<br />
et rester du côté de la vie. Celui qui assumait ce combat, en<br />
captant l’espace de liberté créé par la nuit et en répondant à<br />
l’injonction de la mort symbolique, c’était le conteur. Lorsque<br />
la nuit avait déjà fait la moitié du travail, que l’illusion flottait<br />
dans les grands arbres et que les flambeaux décomposaient les<br />
ombres, l’instant création pouvait se déployer. Et la mort était<br />
vaincue par la puissance du conteur.<br />
Dans Baudelaire jazz, vous écrivez : « Le rythme<br />
est une mesure sans limites. Cette mesure, de la plus<br />
lente à la plus débraillée, ouvre aux démesures. »<br />
À quelles démesures pensez-vous ?<br />
Une création est toujours une démesure. Avec le travail de<br />
Rimbaud, peut-être de Lautréamont, nous voyons bien que la<br />
« La tradition<br />
antillaise disait<br />
qu’on ne pouvait<br />
conter correctement<br />
que la nuit. Le jour,<br />
on était inscrit dans<br />
le travail servile. »<br />
norme poétique a été emportée dans une démesure. Glissant<br />
lui-même disait que la véritable esthétique contemporaine était<br />
une démesure de la démesure. Mais la véritable démesure se<br />
produit dans cette déchirure des bateaux négriers à travers<br />
l’Atlantique, et dans ce que l’on peut appeler l’inhumain dans les<br />
systèmes de plantations. À partir de là, il fallait donc la démesure<br />
de la parole, de la narration des conteurs. Les derniers que<br />
j’ai pu voir en Martinique pouvaient passer des heures et des<br />
heures à parler, dans un fleuve narratif. Un ensemble total, où<br />
ils chantaient, mimaient, maniaient des silences, dansaient, au<br />
son des tambours. Ceci ne correspond pas à l’histoire littéraire<br />
européenne, donc à celle du roman, et rejoint les narrations<br />
primordiales que tous les peuples ont connues. C’est dans cet<br />
esprit que j’ai construit mon dernier livre : un organisme narratif,<br />
qui échappe à la forme et à l’idée que l’on peut se faire du<br />
roman. Dans cet entrelacement d’écriture et d’oralité, j’ai gardé<br />
l’idée de fleuve narratif primordial et de construction complexe<br />
de la narration.<br />
S’il était un espace de la joie, du rire<br />
et du détachement, quel serait-il pour vous ?<br />
Un matin, j’ai eu une expérience un peu extraordinaire, où<br />
l’on se réveille, comme ça, dans un état poétique plus fort que<br />
d’habitude, avec une espèce de gourmandise pour la lumière du<br />
jour ou le paysage qu’on regarde, sensible à cette magnificence.<br />
Et puis, j’ai entendu deux petits oiseaux qui sautillent de branche<br />
en branche, qui ont l’air de se battre et en même temps de chanter.<br />
Il y avait tellement de joie et de bonheur dans ce petit jeu<br />
des oiseaux, que j’ai compris que s’il y avait une angoisse de<br />
vivre, il y avait aussi la joie de la vie. Fondamentalement, la vie<br />
est joyeuse. C’est pourquoi l’esprit de création est une manière<br />
joyeuse d’affronter à la fois l’angoisse de vivre et l’inévitable de<br />
la mort. Cet état poétique est ce que j’appelle la révérence en<br />
face de l’existant. Et je crois que c’est le lieu de la joie. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 93