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DIALOGUE<br />
le dit Kundera : « Les romanciers qui sont plus intelligents que<br />
leur œuvre devraient changer de métier. » Alors, c’est cela le<br />
propre de l’œuvre d’art : elle n’apporte pas de réponse, mais<br />
ouvre des fenêtres sur la complexité des situations existentielles<br />
et les états du monde.<br />
Gilles Deleuze a dit : « Seul l’acte de résistance<br />
résiste à la mort, soit sous la forme d’une œuvre<br />
d’art, soit sous la forme d’une lutte des hommes. »<br />
Que pensez-vous de cette réflexion ?<br />
Cela rejoint tout à fait la situation esclavagiste. Une période<br />
où le monde ancien allait se déchirer et où l’on allait voir triompher<br />
le capitalisme-monde, sous les valeurs de la colonisation,<br />
de l’esprit de conquête, de domination, d’exploitation de l’humain<br />
et de la nature. C’est une période très intéressante, parce<br />
que c’est un moment fondateur, exactement comme ce que<br />
nous vivons aujourd’hui. Au temps de l’esclavage, de cette déshumanisation<br />
profonde, il y avait la révolte, la résistance des<br />
nègres marrons, mais également ceux qui ne quittaient pas la<br />
plantation et qui pratiquaient une sorte de marronage profond,<br />
par la créativité. Celui qui va assumer<br />
ce combat, c’est le conteur. Lorsqu’un<br />
Africain arrive dans une plantation, il<br />
trouve la langue de l’esclavage, celle<br />
qu’il doit apprendre pour exécuter les<br />
ordres et accepter la vie dans laquelle on<br />
le plonge. Cette langue est une arme de<br />
domination. Une mort symbolique. Mais<br />
le conteur va l’utiliser pour contester et<br />
résister de manière secrète, profonde.<br />
Par la puissance de sa création, par<br />
laquelle il est plus facile de s’opposer à<br />
l’ordre esclavagiste, le créole va devenir<br />
une langue vivante, à travers laquelle le<br />
captif peut se réhumaniser.<br />
Bibliographie<br />
sélective<br />
◗ Le Vent du nord<br />
dans les fougères<br />
glacées, Seuil (2022)<br />
◗ Baudelaire jazz,<br />
Seuil (2022)<br />
◗ Texaco, Gallimard<br />
(1992)<br />
En quoi cela rejoint-il ce que nous vivons aujourd’hui ?<br />
Avec l’effondrement de la nature, le changement de métabolisme<br />
de la planète, le basculement de l’imaginaire, plongé<br />
dans l’écosystème numérique, la toute-puissance de l’intelligence<br />
artificielle, les progrès de la connaissance du cosmos et<br />
les accélérations technoscientifiques, il faut trouver de nouvelles<br />
voies. Devant tous ces défis, il y a une urgence de transmission,<br />
mais en même temps, une impossibilité de transmission,<br />
puisque notre monde est fini. Reste l’esprit de création, à l’aune<br />
de ce que le conteur véhicule. Qui permet de se dépouiller, de se<br />
débarrasser et de renaître à autre chose. Ce courage existentiel<br />
et esthétique, qui distingue les artistes, est porté par l’état poétique.<br />
Tous les êtres humains ont cette compétence de l’esprit,<br />
mais ils la perdent s’il n’y a pas de stimulation esthétique. Il<br />
est donc important de retrouver le contact avec l’œuvre d’art,<br />
non pas dans la consommation culturelle qui nous caractérise,<br />
mais en retrouvant la métabolisation, qui permet une rencontre<br />
véritable. Ce fameux moment qui déclenche en soi une sorte de<br />
surgissement de la beauté, repousse les limites de ses petites<br />
réalités et refonde les bases de sa sensibilité, de sa conscience, en<br />
augmentant ses capacités de connaissance. Et il faut transmettre<br />
cela immédiatement à nos enfants, qui vont vivre un monde que<br />
nous ne pouvons pas imaginer. Faire de sa vie une beauté dans<br />
tous les sens du terme. C’est ce qu’il y a de plus vital, de plus<br />
essentiel, de plus déterminant pour eux.<br />
Bartleby, le héros de la nouvelle éponyme<br />
de Herman Melville, répète inlassablement :<br />
« Je préférerais ne pas. » Que vous évoque cette histoire<br />
de désobéissance et de résistance passive ?<br />
Par une simple formule, le<br />
scribe Bartleby se dresse contre<br />
un système. C’est tout le processus<br />
de marronage intérieur, qui<br />
peut se produire face aux normes<br />
qui nous sont imposées. Et qui<br />
peut mener à un effacement de<br />
soi. Il y a d’ailleurs dans l’acte de<br />
création un moment très particulier,<br />
où l’on se reconstruit soimême<br />
et où l’on peut disparaître.<br />
En examinant le processus du système<br />
des plantations et de la traite esclavagiste, j’ai cherché les<br />
premiers créateurs et je me suis demandé si l’esprit de création<br />
ne commençait pas dès le bateau négrier, au moment où tant<br />
d’esclaves, hommes, femmes et enfants, se jetaient par-dessus<br />
bord. Beaucoup avalaient leur langue ou se suicidaient, plutôt<br />
que d’être réduits à ce qui leur était imposé. N’y a-t-il pas là une<br />
sorte de foudre de beauté humaine, qui fait que l’esprit de création<br />
est le lieu même d’une destruction ? Il est en effet possible<br />
que le refus total d’une domination, que la construction de soi,<br />
passe par un anéantissement de soi.<br />
Une photo en noir et blanc d’un paysan tenant en bride<br />
une bête de somme illustre votre dernier ouvrage.<br />
Rien qu’en regardant cette photo, j’ai pu construire l’univers<br />
qui est déployé dans Le Vent du nord dans les fougères glacées. Le<br />
DR<br />
92 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023