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AM 435-436

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ENTRETIEN<br />

amoureuse, son intimité. C’est une métaphore de leur enfermement<br />

: si l’on creuse, si l’on imagine sa vie, on découvre qu’elle<br />

est restreinte à un petit périmètre. Je voulais vraiment qu’on<br />

se mette à leur place, qu’on se représente ce que c’est que de<br />

n’avoir aucun choix dans la vie : il ne peut pas partir, il n’a pas<br />

assez d’argent, il ne peut pas aimer une femme comme il le veut,<br />

sortir avec elle…<br />

Sous les figues est baigné d’une lumière solaire, vous vous<br />

concentrez sur le visage des personnages, souvent filmés<br />

en gros plan, avec peu de profondeur de champ, nous<br />

immergeant dans le verger à travers les sons de la nature.<br />

Comment avez-vous abordé ces questions esthétiques ?<br />

Il fallait créer la sensation que l’on passe la journée avec<br />

les personnages. J’avais envie de rapprocher les spectateurs,<br />

de leur faire vivre cette journée. Leur faire ressentir cette idée<br />

d’enfermement, d’étouffement. C’est un film portrait, et non « à<br />

sujet ». Ces femmes ne nous expliquent pas leur drame, elles sont<br />

vivantes, on les regarde s’exprimer. Et puis, il fallait composer<br />

avec les contraintes de filmer dans un lieu unique. On tournait<br />

avec la lumière du soleil, sans réflecteur ni lumière d’appoint.<br />

La position d’un visage par rapport au soleil a guidé la prise de<br />

vues. C’est une chorégraphie humaine, où l’on passe d’un arbre<br />

à un autre, d’une histoire à une autre, où l’individuel est lié au<br />

collectif, sans arrêt.<br />

Évoquée par un personnage, la ville côtière de Monastir<br />

apparaît-elle aux jeunes femmes et hommes comme<br />

porteuse de modernité, de libération ?<br />

Pour eux, Monastir représente un monde lointain, et pourtant,<br />

elle se situe à seulement trois heures de route. Cela montre<br />

à quel point ils sont dans leur bulle, et à quel point ils n’ont pas<br />

accès, même dans leur propre pays, à ces vacances estivales, où<br />

les filles vont en boîte de nuit, boivent de l’alcool… Quand on<br />

retourne en ville, on a la nostalgie de la campagne, Firas dit par<br />

exemple que les gens y sont meilleurs. Mais quand on y est, on<br />

rêve d’ailleurs, car la ville donne des opportunités que les petites<br />

campagnes n’offrent plus.<br />

Quelques-unes de vos héroïnes tiennent des discours<br />

plus traditionnels que n’en tiennent certains hommes…<br />

Les femmes perpétuent également un schéma conservateur.<br />

Sana, par exemple, voudrait que son copain soit davantage religieux.<br />

Mais ça ne l’empêche pas d’avoir beaucoup d’humour,<br />

d’être amie avec Fide, laquelle ne mâche pas ses mots. Dans nos<br />

pays, il existe encore des groupes hétéroclites, formés de personnes<br />

qui ne se ressemblent pas, pensent très différemment.<br />

En France, on serait plus tolérant, dit-on, mais c’est un paradoxe,<br />

car j’y observe de plus en plus de clivages, seuls les gens qui<br />

se ressemblent se fréquentent. J’ai créé ce groupe de jeunes à<br />

partir de mes observations en Tunisie. De même, mes héroïnes<br />

portent toutes un foulard, mais de différentes manières, pour<br />

diverses raisons, pas toujours religieuses. Sur l’affiche, Fide, qui<br />

m’a inspiré le film, arbore celui de ma grand-mère. La plupart<br />

des travailleuses des champs portent ce type de foulard, pas<br />

seulement en Tunisie, mais aussi en Afghanistan, en Italie du<br />

Sud, au Maroc… C’est un symbole, le long-métrage parle de<br />

toutes ces femmes.<br />

Poursuivre ses études ou se marier, ce sont les seules<br />

voies qui se présentent à ces jeunes femmes ?<br />

En effet. Nous avons filmé sur deux étés, la saison des figues<br />

étant très courte. L’actrice qui joue Mariem, Samar Sifi, s’est<br />

mariée après le premier tournage, et son époux n’a pas voulu<br />

qu’elle continue… Ça montre à quel point Sous les figues frôle<br />

sans cesse la réalité ! C’était dur pour moi, car je voulais parler<br />

de ces sujets, leur faire imaginer peut-être un autre avenir…<br />

C’est arrivé à Fide Fdhili, qui joue Fide : elle se voyait déjà fiancée,<br />

parce qu’il n’y a pas d’autre voie là où elle vit, mais désormais,<br />

elle veut passer des castings, envisage un autre futur.<br />

J’espérais cette issue pour toutes les filles.<br />

Pourquoi vous êtes-vous établie<br />

en Tunisie après la révolution ?<br />

Ce n’était pas planifié. Jamais je ne m’étais dit que j’irais<br />

vivre dans le pays de mes parents ! Pour moi, c’était le lieu des<br />

vacances, de la famille. Puis, il y a eu les soulèvements populaires<br />

en 2011, et je me suis installée là-bas. J’ai senti que j’y<br />

serais plus utile qu’en France. Mon regard a alors changé sur<br />

mon pays. Jusqu’alors, j’en avais une connaissance très superficielle.<br />

Et puis, vivre une révolution, ça arrive une fois dans une<br />

vie. C’est une chance de vivre un tel bouleversement. Même si<br />

aujourd’hui c’est difficile, et que beaucoup me demandent si je<br />

ne suis pas déçue par cette révolution, j’ai vécu des moments<br />

très forts, intéressants. Tout était bouleversé, possible. Les gens<br />

pouvaient s’exprimer. Enfants, on savait qu’il ne fallait pas parler<br />

de politique – les murs avaient des oreilles. Mais je n’avais<br />

pas profondément compris que tout était à refaire. Que le vrai<br />

journalisme pur, éthique, n’existait pas, à cause de la propagande,<br />

le cinéma devait aussi servir un peu le régime… Mon<br />

film est un clin d’œil à la révolution : avec la parole très libre de<br />

ces jeunes filles, on comprend que l’histoire se situe après cet<br />

événement. Même si elles n’abordent pas la politique, on sent<br />

que quelque chose a changé.<br />

Fide critique cette société où chacun se surveille,<br />

où la délation est courante. C’est un héritage<br />

de la dictature, d’après vous ?<br />

C’est indéniable. La révolution a eu lieu il y a onze ans, tout<br />

ne peut pas disparaître ainsi. C’est presque un travail : quand<br />

Leïla rapporte à son chef tout ce qu’elle sait sur les autres travailleuses,<br />

elle a droit à un peu plus d’argent. La délation existe<br />

dans toutes les sociétés, mais ces mécanismes, en Tunisie, sont<br />

encore très liés à la dictature. Le fait aussi de payer qui on veut<br />

comme on veut, cette corruption dont fait preuve le jeune chef.<br />

Que vous apporte le fait d’être partagée<br />

entre deux pays, deux cultures ?<br />

Je porte un regard très tendre, nostalgique sur la Tunisie,<br />

alors que je n’y ai pas vécu ma jeunesse. Peut-être aussi que je<br />

remarque des choses auxquelles les autres ne font pas attention,<br />

86 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023

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