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AM 435-436

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DIALOGUE<br />

Un éclaireur. C’est le mot qui vient<br />

à l’esprit à l’évocation de Patrick<br />

Chamoiseau. En perpétuelle<br />

reconnaissance sur les chemins<br />

de la langue, de l’état poétique<br />

et de la mémoire, ce natif de<br />

Martinique explore sans trêve<br />

les tissus de l’humain, la texture<br />

du monde. Sa douceur, que l’on<br />

pourrait qualifier de primordiale,<br />

répond inlassablement à ce sourire qui le caractérise. Comme<br />

une révérence joyeuse, un combat paisible, pour nous dire l’intime<br />

et le politique, la pensée et les émotions, dans des textes<br />

inclassables, à la fois sensibles et puissants. Une manière d’aller<br />

au rêve et d’élargir nos horizons. Maintes fois récompensé, cet<br />

écrivain engagé dans de grandes causes humanitaires, dont la<br />

reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité,<br />

s’est essayé à tous les genres. Si son premier roman, Chronique<br />

des sept misères, témoignait, en 1986, de la destruction d’une<br />

culture par l’irruption du rationalisme, Le Vent du nord dans<br />

les fougères glacées, paru en octobre dernier, se lance sur les<br />

traces improbables du dernier conteur créole. Dans ce récit d’un<br />

convoi en marche vers les mornes, où s’est retiré le maître de la<br />

parole, il sonde les secrets de l’invisible, le mystère de l’esprit de<br />

création. Un cheminement initiatique, à l’aune d’une quête de<br />

connaissance et d’une véritable rencontre esthétique. Où l’état<br />

poétique devient la clé. Rencontre.<br />

<strong>AM</strong> : Qu’avez-vous gardé des choses de l’enfance ?<br />

Patrick Chamoiseau : Tous les artistes ont gardé de<br />

manière très active des dimensions fondamentales de l’enfance.<br />

Leur cheminement psychoaffectif est toujours singulier. C’est ce<br />

que j’appelle un état poétique, c’est-à-dire une capacité d’interrogation,<br />

de curiosité, d’émerveillement. De révérence, dirais-je,<br />

envers ce qui existe. Rester du côté poétique est une vertu que<br />

l’on peut cultiver, en ne rompant pas avec l’enfant que l’on a<br />

été. Dans Antan d’enfance, Chemin d’école et À bout d’enfance,<br />

j’explique pourquoi je suis devenu écrivain, et non philosophe,<br />

musicien ou dessinateur de bande dessinée, car j’avais mille<br />

projets dans la tête. D’abord, je me suis trouvé embarrassé entre<br />

une langue créole, qui constituait la base de mon imaginaire<br />

sensible, et le français, que je découvrais à l’école, avec la civilisation<br />

occidentale. Cette tragédie linguistique est à la base de<br />

ma sensibilité. Par ailleurs, j’étais le dernier d’une famille de<br />

cinq enfants, avec une frustration et un état désirant, comme je<br />

l’appelle, qui s’accompagnaient de longues périodes de solitude.<br />

C’est là qu’une intériorité s’est développée. J’ai le souvenir d’un<br />

enfant hypersensible et émotif, très observateur des forces de<br />

l’invisible et de la nuit, puisque j’ai été très tôt réceptif au monde<br />

des contes créoles. Aujourd’hui, je suis à la fois éloigné de cet<br />

enfant et, en même temps, très proche de lui par ce que j’appelle<br />

« l’athlétisme émotionnel, sensitif et imaginatif ».<br />

« L’état poétique<br />

est une capacité<br />

d’interrogation,<br />

de curiosité,<br />

d’émerveillement.<br />

De révérence envers<br />

ce qui existe. »<br />

Y a-t-il un épisode déterminant par lequel<br />

vous êtes entré dans le monde des livres ?<br />

À l’époque, comme nous n’avions pas de bibliothèque, ma<br />

mère cachait les livres dans une caisse de pommes de terre. Elle<br />

y entassait tous les prix d’excellence rapportés par mes frères<br />

et sœurs : de beaux ouvrages illustrés. Peu lettrée, elle avait un<br />

rapport à l’école et aux livres très sacralisé. Elle voulait que ses<br />

enfants réussissent. Le livre était l’objet même de la base de la<br />

connaissance. Un jour où j’étais seul à la maison, j’ai découvert<br />

cette boîte à trésors. J’ai ouvert le premier livre, au-dessus de la<br />

pile, et je me suis plongé dans les illustrations, car je ne savais<br />

pas lire. C’était Alice au pays des merveilles. Dès lors, les livres<br />

sont devenus mes amis de solitude, je trouvais du plaisir dans<br />

leur compagnie, et dès que j’ai eu accès à la lecture, ils sont<br />

devenus déterminants. Le grand classique de Lewis Carroll m’a<br />

donné la clé du merveilleux des contes créoles. Germinal, de<br />

Zola, m’a ouvert les yeux sur ma propre réalité familiale, le côté<br />

social, les petites gens, les petits héroïsmes. La Trilogie marseillaise,<br />

de Pagnol, m’a apporté une dimension que l’on trouve chez<br />

le conteur créole des plantations esclavagistes : le rire et l’ironie.<br />

Enfin, je lisais tout ce que ma mère rapportait à la maison :<br />

romans-photos, policiers, romans d’amour, agendas, magazines.<br />

Ma formation littéraire a donc été spontanée. Sans hiérarchie.<br />

À quel moment devenez-vous un écrivain ?<br />

Le passage à l’écriture s’est fait simplement, à travers l’admiration<br />

et le mimétisme. Dans mes rédactions, je « faisais » du<br />

Lamartine, du Pagnol… Jusqu’à ce que je prenne enfin mon<br />

autonomie. Et que je trouve ma vraie parole. Et puis, je déclamais,<br />

surtout La Légende des siècles, de Victor Hugo. C’est de là<br />

que me vient cette cadence en alexandrins dans mes textes.<br />

Mais j’ai beaucoup tardé avant de dire : je suis écrivain. J’avais<br />

un tel émerveillement pour ce qui avait déjà été fait en littérature<br />

que j’avais du mal à m’inscrire dans cette tradition-là. Je me<br />

déclarais plutôt marqueur de parole ou guerrier de l’imaginaire,<br />

pour resituer un petit peu mon travail dans une réalité créole<br />

90 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023

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