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Sud-Sud

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COMMENTAIRE<br />

Les cosmogonies et la religion agraire sont une source inépuisable d’informations pour une étude philosophique<br />

de la conception africaine de l’écologie. Dans les principales cosmogonies de ce continent en effet, l’eau<br />

occupe une place centrale dans la hiérarchie des choses. Ici, l’océan cosmique primordial n’est pas seulement<br />

synonyme de milieu chaotique peuplé de forces indomptées de la nature, il est aussi et surtout la matrice des<br />

êtres en devenir et la réserve naturelle des forces vitales. La religion agraire, quant à elle, prescrit l’impératif de<br />

vivre en symbiose avec les plantes et les animaux. La sacralisation de ces derniers découle de cet impératif qui<br />

explique le totémisme et le culte de l’Arbre et de l’Animal. La simple superstition ne saurait suffire à expliquer<br />

pourquoi, dans tout le continent – depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours –, des communautés entières ont du<br />

mal à renoncer à l’idée que certains animaux et certaines plantes incarnent l’esprit des ancêtres, ou encore,<br />

pourquoi les divinités égyptiennes eurent presque toutes chacune un animal sacré. Les clans totémiques (clans<br />

du Chat, du Lion, du Léopard, de l’Épervier, du Singe, de la Chèvre – comme dans le clan des Mvog Ebanda)<br />

– existent toujours dans certaines régions d’Afrique, malgré la modernisation des sociétés.<br />

Les textes 1 et 2 proposés sont donc intéressants, parce que Senghor et Kelbessa permettent de retrouver le<br />

noyau rationnel qui explique la résistance au temps de traditions si antiques. C’est dans le souci de protéger les<br />

espèces précieuses et rares qu’il faut chercher ce noyau. La rationalité du totémisme végétal et animalier réside<br />

dans le refus d’isoler l’homme de son environnement ou encore, de faire de la domestication de l’Arbre et de<br />

l’Animal une finalité en soi. Les textes proposés révèlent que la religion agraire a quelque chose à voir avec la<br />

« poésie des agriculteurs » 34 . Cette poésie invite également à la vénération de la nature, en tant que demeure et<br />

mère nourricière de l’homme. Cela exige que l’homme la ménage et l’exploite avec mesure. L’idée de demeure<br />

est importante car elle nous ramène aux sources même de l’écologie qui dérive de l’oikos, maison, habitat<br />

naturel de l’homme. Ceci impose de nouveaux liens philosophiques entre la géographie, l’environnement et<br />

l’ontologie, comme le veut Augustin Berque 35 . L’ouverture de l’écologie à l’ontologie fournit des outils neufs pour<br />

une intelligence complète de phénomènes qui intriguaient tant Colin Turnbull chez les Iks : la désocialisation et<br />

la décivilisation massives, l’érosion de la sensibilité, la minéralisation de l’âme humaine, la désagrégation de la<br />

cellule familiale et du tissu social, la fin de la morale, de la religion, de l’art.<br />

De la même manière, l’idée même de progrès, au cœur de certaines tendances de la philosophie africaine<br />

peut être reconsidérée. Car, au nom du progrès, l’objectif de l’autorité politique à l’origine du Parc national<br />

de Kidepo était de transformer en agriculteurs les chasseurs-cueilleurs-collecteurs. La portée générale de<br />

cette question impose qu’on se demande avec le sociologue américain Immanuel Wallerstein si les systèmes<br />

historiques souvent imposés aux indigènes représentent vraiment un progrès par rapport aux systèmes<br />

antérieurs détruits ou transformés, au regard de la masse de connaissances perdues du fait de l’expansion de<br />

l’idéologie universaliste 36 . Or, la création du parc national dans cette région du Nord-Est de l’Ouganda s’était<br />

faite dans l’ignorance absolue d’un fait capital, à savoir que « les chasseurs-collecteurs sont parmi les meilleurs<br />

conservateurs de la nature » qui soient ; et, avant le changement brutal de leur environnement, les excès de<br />

chasse chez les Iks comptaient au nombre de crimes parmi les plus graves : c’était un péché contre l’ordre mis<br />

en place par les dieux eux-mêmes 37 .<br />

Manuel de philosophie : une perspective <strong>Sud</strong>-<strong>Sud</strong><br />

34<br />

Jean-Paul Sartre, « L’Orphée noire », préface à Léopold Sédar Senghor, Nouvelle poésie nègre et malgache, coll. Quadrige, Paris : PUF, 2005,<br />

7 e édition.<br />

35<br />

Berque, op. cit.<br />

36<br />

Immanuel Wallerstein, Le Capitalisme historique, traduit de l’anglais par Philippe Steiner et Christian Tutin, Paris : Éditions La Découverte, 1990,<br />

p. 96.<br />

37<br />

Cf. Turnbull, op. cit.<br />

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