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mandoline. Quand donc le garde de la porte lui demanda : “Qui es-tu ?”, il lui rétorqua sarcastiquement<br />

“Je suis l’ascète un tel”. Le garde supposa donc qu’il se moquait, ne s’opposa pas à son passage, et il<br />

trouva le salut sans avoir rien dit de faux » 47 .<br />

Le recours à cette fable où les effets de persuasion rhétorique mêlent l’agrément du conte à la vérité des<br />

choses est un enjeu logique et politique pour les philosophes médiévaux. Al Fârâbî, comme Avicenne<br />

par exemple, avait signalé le champ d’application de la rhétorique. Comme elle vise la persuasion de<br />

prime abord, d’un premier coup d’œil (badi’ al ra’yy al muchtarak), elle est conforme à l’habitus de la<br />

cité, du grand nombre qui a du mal à accéder aux questions dialectiques et aux controverses, et encore<br />

plus de mal à accéder aux questions démonstratives. La rhétorique règne sans partage auprès du<br />

« jumhûr », de la masse qui n’est pas le peuple au sens moderne du terme. La rhétorique domine l’esprit<br />

de la masse sans partage, car elle repose sur l’occultation des possibilités autres que celles qui sont<br />

édictées par le pouvoir politique et les formes de propagande qu’il utilise. Aussi, ce pouvoir entretient<br />

cette occultation des possibles afin d’assurer sa conservation.<br />

La thématique d’un vivre ensemble est donc bien présente chez les philosophes médiévaux, mais elle<br />

est dominée par le pouvoir de la rhétorique. Ibn Khaldûn met en quelque sorte en mouvement ce vivre<br />

ensemble, essayant d’en donner, non pas l’essence mais la genèse, non pas l’essence obstruée ou<br />

empêchée par l’ignorance de la foule mais la provenance et la généalogie du pouvoir politique afin d’en<br />

comprendre les ressorts. Le changement de langage avec les philosophes aristotéliciens est notoire :<br />

les notions d’essence et d’accident sont délestées de leur force métaphysique. Ils continuent à être en<br />

usage selon un champ d’application nouveau : le champ historique. Il s’agit cette fois de prendre en<br />

charge les accidents de l’histoire, d’en chercher l’intelligibilité.<br />

Il y a, selon Ibn Khaldûn, une réelle part démiurgique dans l’histoire : à chaque période, c’est comme<br />

un homme nouveau qui advient. Plutôt que de penser, comme les théologiens, que Dieu crée l’univers<br />

à chaque instant, il suffit de se dire que les grands bouleversements historiques font comme si l’homme<br />

était recréé à nouveau. La démiurgie peut donc être historique. L’enjeu ici est qu’Ibn Khaldûn donne en<br />

une même expression une valeur épistémique et une valeur méthodologique à la rationalité historique<br />

qu’il met en œuvre : « Les changements d’ensemble sont comme un changement radical de la créature<br />

et une métamorphose du monde tout entier ; c’est comme s’il s’agissait d’une créature nouvelle, inédite,<br />

et d’un monde nouvellement advenu » (1, 31).<br />

L’histoire des sociétés n’est donc pas prise dans le messianisme ou le règne des fins, mais dans la<br />

modification des rapports entre les hommes (tabdîl al ahwâl). L’histoire n’est pas le déroulement d’un<br />

destin déjà fixé, elle n’est pas récit d’un sens accompli ou à accomplir. Elle tient compte de l’émergence<br />

du pouvoir politique, des acquisitions des richesses, de l’éclosion des arts et des sciences, avec cette<br />

idée que si le passé nous intéresse c’est qu’il ne passe jamais vraiment, il informe le présent qui lui<br />

ressemble.<br />

Beaucoup plus proche de nous, Ali Abderraziq, à partir d’une connaissance approfondie des textes de<br />

la tradition musulmane, convoque dans son ouvrage, L’Islam et les fondements du pouvoir (1925), de<br />

nombreux versets du Coran pour montrer leur valeur rationnelle et philosophique. Il cite à de nombreuses<br />

reprises Ibn Khaldûn pour montrer comment des constructions purement historiques ont cherché à se<br />

prévaloir comme étant des données religieuses. Pourtant, il n’y a aucun conflit entre les constructions<br />

de l’histoire et le sentiment ou la croyance religieuse. Bien au contraire, réflexion historique et croyance<br />

religieuse s’alimentent mutuellement : non seulement les versets coraniques apportent une matière au<br />

philosophe et à l’historien, mais la réflexion historique et philosophique à son tour consacre les versets<br />

coraniques en montrant la philosophie dont ils sont porteurs : c’est le message d’Averroès actualisé<br />

47<br />

Al Fârâbî, op. cit., p. 139.<br />

RÉGION ARABE<br />

73

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