Sud-Sud
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INTRODUCTION<br />
Cette présentation de la philosophie arabe dans le cadre d’un dialogue philosophique <strong>Sud</strong>-<strong>Sud</strong> sous<br />
l’égide de l’UNESCO vise à donner de la clarté sur tout sans prétendre être exhaustive. C’est là un<br />
paradoxe : comment présenter un panorama au lecteur sans traiter de tout ? Lors des réunions<br />
préparatoires, un certain nombre de thèmes ont été abordés comme des thèmes susceptibles d’être<br />
présents dans différentes aires culturelles. C’est sur cette base que le choix des textes ici proposés<br />
a été fait. L’ensemble a pour fil directeur une démarche réflexive et conceptuelle où domine la part<br />
rationnelle de l’homme face aux vicissitudes de la vie. Nos philosophes s’accordent pour dire que le<br />
hasard frappe d’autant plus durement les hommes qu’ils y sont le moins préparés par la raison. Aussi,<br />
celle-ci doit être développée pour le salut de l’homme, à la fois sous sa forme hautement spéculative et<br />
contemplative, et sous sa forme pratique, esthétique et pragmatique.<br />
Cette anthologie donne la parole au premier des philosophes arabes, Al Kindî (VIII e siècle). Il a défendu la<br />
continuité dans la recherche de la vérité. Selon Al Kindî, le savoir philosophique est en droite continuité<br />
avec le savoir prophétique. L’un emprunte un langage argumenté, l’autre un langage inspiré, mais de<br />
la parole inspirée à la parole argumentée, il y a plus de continuité que de rupture ; la différence de style<br />
n’est pas une différence quant à la vérité, c’est une différence dans les formes de transmission de la<br />
vérité. La vérité, quant à elle, reste une et la même. Averroès (ou Ibn Rushd, XII e siècle), quelques siècles<br />
plus tard, ajoutera que toute vérité témoigne pour elle-même et pour les autres vérités. Il n’y a pas de<br />
demi-vérité ni de double vérité : l’une qui serait liée à la foi, et l’autre, à la raison. Pour Al Kindî, cette<br />
continuité entre les deux paroles, prophétique et philosophique se fait sous l’égide de la science, du<br />
« ‘ilm ». Ce mot de « ‘ilm », de science, est utilisé fréquemment dans la civilisation musulmane naissante<br />
et se rapporte aussi bien à la vie intellectuelle qu’à la vie religieuse, à la vie quotidienne comme à la<br />
vie politique. Rien ne devrait venir lui faire obstacle. Cette idée est essentielle et présente encore une<br />
certaine actualité : ne pas dissocier la religion de la culture. Éviter la « sainte ignorance » qui nous fait<br />
adopter les dogmes sans leur historicité, sans leur patiente élaboration. La religion présente trois faces :<br />
l’institution, les dogmes, le sentiment, or les trois ont une histoire, et ce qui est des trois le plus soumis<br />
à la critique, ce sont bien les institutions religieuses.<br />
Manuel de philosophie : une perspective <strong>Sud</strong>-<strong>Sud</strong><br />
La continuité entre les prophètes et les philosophes répond à une stratégie de défense et de justification<br />
de la réflexion philosophique. Il faut montrer non seulement qu’il n’y a pas double emploi entre la religion<br />
et la philosophie, que celle-ci donc n’est pas superflue, mais il faut également contrer ceux qui voient<br />
en elle une contradiction par rapport à la religion. C’est là que toutes les ressources de la raison sont<br />
mobilisées : il faut justifier que l’on peut étudier et commenter Aristote selon lequel le monde est éternel<br />
sans être accusé d’être mécréant. De même, le Dieu des philosophes ne semble pas à première vue être<br />
le même que celui du Coran, mais ses qualités ou son essence faite d’omniscience et d’omnipotence,<br />
de sagesse et d’immutabilité de la volonté sont toutes des qualités que les philosophes reconnaissent<br />
comme devant faire partie de Dieu. Que les théologiens se disputent pour savoir si ces qualités sont<br />
résidentes en, ou inhérentes à Dieu, n’est pas en soi une fragilisation de l’essence divine, du point de<br />
vue philosophique.<br />
Al Kindî insiste sur la validité de la connaissance qui suppose que l’on puisse soumettre au crible de la<br />
raison les arguments par conjecture et réfutation. La question lancinante de l’origine des connaissances<br />
est vaine ajoutera Averroès : peu importe d’où vient le savoir, l’essentiel tourne autour de sa validité.<br />
Averroès évoque une image parlante : l’usage d’un outil n’a pas à mobiliser la question de son<br />
appartenance ou non à la religion. Quand on immole le mouton lors de la fête du sacrifice, on ne se<br />
demande pas si le couteau a ou non appartenu à des coreligionnaires mais s’il coupe bien : « Il est<br />
évident que nous avons l’obligation, pour ce vers quoi nous nous acheminons, de recourir à ce qu’en<br />
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