CENTENAIREMAGAZINEUNE AUTO QUI N’A PAS FAIT ÉCOLE●●● un châssis-échelle rectiligneen acier, la T pousse la simplicité àson maximum. Elle a évidemmentun pont moteur rigide, aujourd’huiabandonné au profit des rouesindépendantes, etelle est haute surpattes. De quoi luipermettre d’affrontersans crainte leréseau routier del’époque : au débutdu XX e siècle, surles 3,36 millions de kilomètresde route des Etats-Unis, 93 %sont des chemins de terre. Pourrenforcer la solidité de la voiture,Ford innove en utilisant de l’acierau vanadium, bien plus solideUn volant, trois pédaleset un siège, voilàgrosso modo lesseuls points communsentre la T etune voiture moderne.Avec la vieille Ford, ilfaut d’abord apprendreà démarrer avantde conduire. Après lecérémonial d’ouverturedu robinet d’essenceet de la misesous contact, il fautmettre un léger filetde gaz (via unemanette au volant),vérifier que le frein àmain est bienenclenché (il maintientl’embrayagedébrayé) et surtoutcouper l’avance àl’allumage (égalementau volant) pouréviter... un retour demanivelle. Ne resteplus qu’à tournercette dernière. Il fauty aller d’un coup secsous peine de se tordrele poignet ou secasser le bras. Dernièreopération avantde rouler : grimpersur la chaise et prendreson courage àdeux mains... et àdeux pieds.Non réglable, hautperchée, la positionde conduite estcalibrée pour unconducteur mesurant1,80 m, maisce n’est pas le plusdéstabilisant. Ce quidésarçonne, c’estqu’au volant de laT, les pédales n’ontpas le rôle qu’ontleur connaît. Cellede gauche sert àla fois à embrayeret à enclencher lapremière. Il suffit del’enfoncer pour queces deux manœuvresse fassent simultanément.Au rythmedes coups de pistons,la T s’élance auralenti et sans calergrâce à un coupleconfortable, et il suffitalors d’accélérerTrois pédales : unevitesse courte,une longue et lamarche arrièrelégèrement avec lamanette au volant,tout en maintenantla pédale enfoncée– attention à lacrampe.Pour passer laseconde, ou plutôt lavitesse longue, il fautpousser la pédale degauche d’un coupsec puis la relâchercomplètement. Cen’est pas une partiede plaisir, d’autantque le point mort setrouve à mi-coursede la pédale de gaucheet que les 20 chet les 108 Nm vouspropulsent vite à70 km/h si vous neles bridez pas à l’accélérateurà main.Si l’on franchit déjàce premier écueilsans encombre, il nefaut pas s’endormir.La pédale du centren’est pas celle desfreins mais la marchearrière. Quant àla pédale de droite,elle servira effectivementà ralentirmais pas à s’arrêter,puisque la T n’estdotée que d’un freinsur la transmission.Et dire que le permisde conduire est laplupart du temps uneformalité administrativeaux Etats-Unis...que l’acier traditionnel : il se tordmais ne casse pas. Le bois des“diligences”, qui est alors encoretrès employé pour l’ossature et lechâssis, tient ici un rôle mineur etest remplacé parde la tôle emboutie,moins chère àproduire en grandesérie et plus facileà travailler.Robuste, sonmoteur l’estaussi. En plus d’avoir équipéles tanks utilisés lors de laPremière Guerre mondiale,le rustique bloc en aciersera produit par Ford jusqu’en1941. Le quatre-cylin-dres 2.9 litres culbuté est couléd’un seul bloc. Doté de deuxsoupapes latérales par cylindre(toutes du côté gauche), ilaffiche une puissance modeste,mais permet, grâce à la légèretéde la voiture (544 kg), des performanceslargement suffisantespour l’époque et surtout pour lefreinage quasi inexistant (voirencadré ci-contre). La transmissionpar train épicycloïdalpropose trois vitesses (une premièrecourte, une longue et unemarche arrière) commandéesau pied ! S’y ajouteront ensuitepour les versions utilitaires deuxrapports supplémentaires commandéspar un levier. Dénuéed’embrayage et se conduisantavec un accélérateur à main,la T est peut-être à l’origine dugoût prononcé des Américainspour les boîtes automatiques.Elle est également considéréecomme l’initiatrice du volant àgauche qu’elle a standardisé...sauf dans les pays comme laGrande-Bretagne pour lesquelsune conduite à droite était produite(à Manchester).Pour pérenniser le succès dela T, Ford a évidemment veilléà ce qu’elle progresse tout aulong de sa carrière. Le démarreurélectrique, bien plus pratiqueet moins dangereux,a remplacéle démarragepar manivelleau début desLa T était rustiquemais fiable,et elle passaitpartout, y comprisdans leszones difficilesgrâce aux transformations“d’imaginatifs”.années 1920, tandis que phareset radiateur d’eau sont passésdu laiton à l’acier, moins cher.Le diamètre du volant a égalementété agrandi à cette périodepour réduire l’effet à fournir etpermettre aux dames d’accéderà la conduite tandis que l’électricitéa remplacé l’acétylène (tropcontraignant) pour l’éclairagedès 1915. Grâce à ces petitesévolutions savamment étaléesdans le temps et de nouvellescarrosseries, Ford va avec la Tmettre en place, sans le savoir,le concept du restylage.La voiturepour tousComme l’annoncecettepublicité, la Tcoûtait, à lafin des années1920, presquetrois fois moinscher qu’à sesdébuts.Si la T est considérée commeétant la première voiture fabriquéeà la chaîne, elle est aussila première accessible au plusgrand nombre. Dès le départ,Henry Ford veut casser les prixet souhaite vendre sa T 650 $,l’équivalent de six mois de salaired’un enseignant de l’époque.Finalement, cela sera 200 $ deplus, mais c’est moins que laplupart des rivales de l’époque,vendues entre 1 400 et 2 000 $.Surtout, Ford va avoir une idéegéniale, trouver ses clients parmises employés. C’est l’autre pilier,avec la production de masse, dece que l’on appelle le “fordisme”.Alors qu’on peut difficilementle qualifier de progressiste – ilépouse les thèses de l’extrêmedroite –, il met en place en 1914la journée de 8 heures et lesalaire minimum de 5 $ parjour : cela lui permetsurtout de limiter lescontestations desouvriers face à untravail répétitif et lerisque de grèves,nombreuses106 DÉCEMBRE 2008
PARFUMS DE TSur les 15 millions d’exemplaires produits, beaucoupont été transformés. Ci-dessus, une version“monospace” pour les taxis qui pouvait aussi faireDans les années 1920, la T est l’accessoire de choix de Laurel et Hardy, qui lui firent subir toutes sortes d’aventures.aux Etats-Unis dans les années1920. Ce dosage sera savammententretenu tout au long dela carrière de la voiture (salaireminimum de 6 $ en 1919 et 7 $en 1927).Le crédit fait aussi partiede la panoplie de Ford pourvendre. En 1910,10 % des voituressont écouléesde cette façon etcette proportionva être multipliéepar cinq au débutdes années 1920,période où la T bat ses recordsde production. Grâce à des prixsans cesse en baisse (une T coûtemoins de 300 $ en 1927), Fordréussit son pari et met les Américainssur la route. La publicité etles coups médiatiques, commeune course Est-Ouest entreNew York et Seattle remportéeen 1909, assurent la promotionde celle qui va faire découvrir denouveaux horizons à la sociétéaméricaine...Aventureet cinémaGrâce à la Ford T, de plus enplus d’Américains s’aventurentà travers le pays alors qu’ils nedépassaient pas jusqu’alors unpérimètre de 50 km autour deleur domicile. En bon communicant,Henry Ford va lui-mêmepromouvoir le tourisme avec laT en fondant le club des “Vagabonds”,dont faisait partie ThomasEdison (l’inventeur de l’ampouleélectrique), Harvey Firestone (despneus du même nom) et mêmele président des Etats-Unis del’époque, Warren G. Harding.Expression deSimple, robuste,pas chère : leconcept de la Trevient à la modePour éviter la surchauffe, il fallaitsurveiller le bouchon de radiateur.ces débuts dutourisme, la T seramême transforméeen ancêtre ducamping-car pardes carrossiers oudes bricoleurs. Cetransformisme sera immortalisédans de nombreux films deLaurel et Hardy et ses capacitésd’aventurière n’échapperontpas au personnage de Tintinqui s’aventure au Congo à bordd’une T. Mais les innombrablesmétamorphoses de la T la rendentsurtout apte aux travauxdes champs en version tracteur,pick-up et même camion.Ce qu’ilen resteA première vue, la rustique Tet l’automobile moderne n’ontrien à voir. Progrès techniques,mode de fabrication ou encorematériaux, nos voitures relèguentla centenaire au musée. Reste quele concept de la T, lui, a survécu.Les Citroën 2 CV, Renault 4 CV,Fiat 500 ou Volkswagen Coccinelledoivent beaucoup à la Ford.Simples, robustes et pas chères,elles ont mis l’Europe sur la route.Plus récentes, la Tata Nano etsurtout la Dacia Logan sontégalement ses héritières. Signedes temps, la roumaine créée parRenault cartonne non seulementdans les pays où l’automobile sedémocratise, mais aussi dans ceuxoù la voiture est déjà installéedepuis longtemps, difficultéséconomiques aidant. Il est regrettableque Ford – l’entreprise, pasl’homme – n’ait jamais envisagé dedonner une descendante à celleque les Américains surnommentaffectueusement “the Flivver” (labagnole). Peut-être, le contexteéconomique s’y prêtant, est-ilencore temps... ■(*) Ce record a été battu par la VolkswagenCoccinelle, produite à 21,5 millionsd’exemplaires.office de “panier à salade” pour la police. Ci-dessus,une T de l’US Army dont beaucoup d’exemplairesresteront en Europe après la PremièreGuerre mondiale. Comme le supermarché n’existaitpas à l’époque, des T servaient aux marchandsambulants. De toute façon, Ford n’avait pas penséau coffre pour les courses. Il fallait poser ses valisessur les marchepieds. Autre époque aussi, avec cette“jauge” en bois pour vérifier le niveau de carburant !DÉCEMBRE 2008 107