Le Monde de Sophie - Jostein Gaarder (En pdf) - Oasisfle
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LE MONDE DE SOPHIE<br />
— Tout le mon<strong>de</strong> ne saurait se laisser emporter dans le<br />
fleuve <strong>de</strong> l'histoire, <strong>Sophie</strong>. Il faut bien que certains s'arrêtent<br />
et ramassent ce qui reste sur les berges du fleuve.<br />
— C'est une drôle <strong>de</strong> façon <strong>de</strong> voir les choses.<br />
— Mais c'est vrai, mon enfant. Nous ne vivons pas seulement<br />
à notre époque. Nous portons toute notre histoire avec<br />
nous. Rappelle-toi que tout ce qui est ici dans cette pièce a été<br />
un jour flambant neuf. Cette pitoyable poupée en bois du xv e<br />
fut peut-être fabriquée pour les cinq ans d'une petite fille. Par<br />
son vieux grand-père peut-être... Puis elle eut dix ans,<br />
<strong>Sophie</strong>. Elle <strong>de</strong>vint adulte et se maria. Peut-être eut-elle elle<br />
aussi une fille à qui elle donna la poupée à son tour. Elle<br />
vieillit et, un jour, mourut. Elle avait pourtant vécu objectivement<br />
une longue vie, mais elle finit quand même par mourir.<br />
Et elle ne reviendra jamais. Au fond, elle ne fit qu'une courte<br />
visite sur terre. Mais sa poupée... eh bien, elle est encore là<br />
sur l'étagère.<br />
— Tout <strong>de</strong>vient si déprimant et dramatique quand tu présentes<br />
les choses sous cet angle...<br />
— Mais la vie est à la fois déprimante et dramatique. On<br />
nous laisse pénétrer dans un mon<strong>de</strong> merveilleux, nous rencontrer<br />
et nous saluer, même faire un bout <strong>de</strong> chemin<br />
ensemble. Puis nous nous perdons <strong>de</strong> vue et disparaissons<br />
aussi brusquement que nous sommes venus la première fois.<br />
— Je peux te poser une question ?<br />
— Nous ne jouons plus à cache-cache, à ce qu'il me semble.<br />
— Pourquoi t'étais-tu installé dans le chalet du major?<br />
— C'était pour que nous ne soyons pas trop éloignés l'un<br />
<strong>de</strong> l'autre, puisque nous communiquions seulement par lettres.<br />
Je savais que plus personne n'y habitait <strong>de</strong>puis longtemps.<br />
— Alors tu as décidé <strong>de</strong> t'y installer?<br />
— Oui, je m'y suis installé.<br />
— Alors comment se fait-il que le père <strong>de</strong> Hil<strong>de</strong> soit au<br />
courant ?<br />
— Il sait pratiquement tout, si je ne me trompe.<br />
— De toute façon, je ne comprends pas comment on<br />
obtient du facteur qu'il délivre du courrier en pleine forêt.<br />
LA RENAISSANCE 227<br />
Alberto eut un sourire <strong>de</strong> satisfaction.<br />
— Oh ! ce genre <strong>de</strong> choses est une bagatelle pour le père<br />
<strong>de</strong> Hil<strong>de</strong>. Un banal truc <strong>de</strong> prestidigitateur, un vulgaire tour<br />
<strong>de</strong> passe-passe. Nous sommes peut-être les personnes les plus<br />
surveillées du mon<strong>de</strong>.<br />
<strong>Sophie</strong> se sentit gagnée par l'indignation.<br />
— Si jamais je le rencontre, je lui arrache les yeux.<br />
Alberto alla s'asseoir sur le canapé. <strong>Sophie</strong> le suivit et<br />
choisit un fauteuil bien confortable.<br />
— Seule la philosophie peut nous rapprocher du père <strong>de</strong><br />
Hil<strong>de</strong>, dit-il enfin. Aujourd'hui je vais te parler <strong>de</strong> la Renaissance.<br />
— D'accord.<br />
— Quelques années après saint Thomas d'Aquin, la<br />
gran<strong>de</strong> culture chrétienne se lézarda. La philosophie et la<br />
science se détachèrent progressivement <strong>de</strong> la théologie <strong>de</strong><br />
l'Eglise, mais cela eut aussi pour conséquence que la vie<br />
religieuse eut un rapport plus libre avec la raison. De plus en<br />
plus <strong>de</strong> personnes mirent l'accent sur l'impossibilité<br />
d'approcher Dieu par la raison, car Dieu est par nature<br />
inconcevable pour l'esprit. <strong>Le</strong> plus important pour l'être<br />
humain n'est pas <strong>de</strong> comprendre le mystère divin, mais <strong>de</strong> se<br />
soumettre à la volonté <strong>de</strong> Dieu.<br />
— Je comprends.<br />
— La vie religieuse faisant enfin bon ménage avec la<br />
science, on vit l'avènement d'une nouvelle métho<strong>de</strong> scientifique<br />
et d'une nouvelle conviction religieuse qui permirent<br />
les <strong>de</strong>ux grands bouleversements du xiv e et du xv e siècle, à<br />
savoir la Renaissance et la Réforme.<br />
— Prenons une chose à la fois.<br />
— La Renaissance est un grand mouvement <strong>de</strong> renouveau<br />
culturel à la fin du xiv e siècle. Elle vit le jour en Italie<br />
du Nord, mais s'étendit rapi<strong>de</strong>ment durant le xv e et le<br />
xvi e siècle.<br />
— Est-ce que tu n'as pas dit une fois que le mot « renaissance<br />
» signifie « naître une <strong>de</strong>uxième fois » ?