Le Monde de Sophie - Jostein Gaarder (En pdf) - Oasisfle
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412 LE MONDE DE SOPHIE<br />
<strong>Sophie</strong> déboucha la bouteille bleue et but une gran<strong>de</strong> gorgée.<br />
<strong>Le</strong> goût en était un peu plus aci<strong>de</strong> mais c'était plus rafraîchissant.<br />
Là aussi tout ce qui l'entourait changea subitement.<br />
<strong>Le</strong>s sensations produites par le liqui<strong>de</strong> rouge se dissipèrent<br />
instantanément et tout re<strong>de</strong>vint comme avant : Alberto re<strong>de</strong>vint<br />
Alberto, les arbres <strong>de</strong> la forêt re<strong>de</strong>vinrent <strong>de</strong>s arbres et<br />
l'étang re<strong>de</strong>vint comme un petit lac.<br />
Mais cela ne dura qu'une secon<strong>de</strong> car les choses continuèrent,<br />
sous les yeux étonnés <strong>de</strong> <strong>Sophie</strong>, à se détacher les unes <strong>de</strong>s<br />
autres. La forêt n'était plus une forêt, le moindre petit arbre<br />
représentait à présent un mon<strong>de</strong> à lui tout seul. La moindre<br />
petite branche représentait à elle seule tout un univers merveilleux<br />
à partir duquel on aurait pu bro<strong>de</strong>r mille contes.<br />
D'un seul coup, le petit étang était une mer infinie, non en<br />
profon<strong>de</strong>ur ou en largeur, mais à cause <strong>de</strong> ses jeux <strong>de</strong> lumière et<br />
du délicat tracé <strong>de</strong> ses rives. <strong>Sophie</strong> comprit qu'elle n'aurait pas<br />
trop <strong>de</strong> toute une vie pour regar<strong>de</strong>r cet étang et que, même<br />
après sa mort, ce petit lac resterait un mystère insondable.<br />
Elle leva les yeux vers la cime d'un arbre où s'amusaient<br />
trois moineaux. Elle avait bien remarqué leur présence après<br />
avoir bu une gorgée <strong>de</strong> la bouteille rouge, mais sans vraiment<br />
faire attention à eux, puisque la bouteille rouge avait effacé<br />
toutes les oppositions et les différences individuelles.<br />
<strong>Sophie</strong> <strong>de</strong>scendit les marches <strong>de</strong> pierre et se pencha au<strong>de</strong>ssus<br />
<strong>de</strong> l'herbe. Elle découvrit un univers insoupçonné — un<br />
peu comme lorsqu'on fait pour la première fois <strong>de</strong> la plongée<br />
sous-marine et qu'on ouvre les yeux sous l'eau. Dans la mousse,<br />
entre les brins d'herbe et les bouts <strong>de</strong> paille, ça grouillait <strong>de</strong> vie.<br />
<strong>Sophie</strong> vit une araignée qui se frayait vaillamment un chemin à<br />
travers la mousse, une petite punaise rouge qui montait et<br />
re<strong>de</strong>scendait à toute vitesse le long d'une brindille et toute une<br />
armée <strong>de</strong> fourmis au travail. Mais chaque fourmi avait une<br />
façon particulière <strong>de</strong> soulever ses pattes.<br />
<strong>Le</strong> comble fut quand elle se releva pour regar<strong>de</strong>r Alberto qui<br />
était resté sur le perron. Elle vit en lui une personne étrange,<br />
une sorte d'extraterrestre ou un personnage <strong>de</strong> conte sorti d'un<br />
autre livre que le sien. Elle aussi était à sa façon un être remarquable<br />
: elle n'était pas seulement un être humain, une jeune<br />
fille <strong>de</strong> quinze ans, mais <strong>Sophie</strong> Amundsen, la seule et unique.<br />
— Que vois-tu? <strong>de</strong>manda Alberto.<br />
KIERKEGAARD 413<br />
— Je vois que tu es un drôle <strong>de</strong> type.<br />
— Ah bon?<br />
— Je crois que je ne saurai jamais l'effet que ça fait d'être<br />
quelqu'un d'autre. Il n'y a pas <strong>de</strong>ux personnes semblables dans<br />
le mon<strong>de</strong> entier.<br />
— Et la forêt?<br />
— Elle ne forme plus un tout, mais est un univers merveilleux<br />
où se déroulent d'étranges aventures.<br />
— Ça confirme ce que je pensais. La bouteille bleue est<br />
l'individualisme. Elle caractérise par exemple la réaction <strong>de</strong><br />
S0ren Kierkegaard à l'égard <strong>de</strong> la philosophie panthéiste <strong>de</strong>s<br />
romantiques. À l'époque <strong>de</strong> Kierkegaard vivait un autre<br />
Danois, le célèbre conteur Hans Christian An<strong>de</strong>rsen. Il décelait<br />
en la nature ses innombrables mystères et en appréciait l'infinie<br />
richesse. Il rejoignait en cela le philosophe allemand <strong>Le</strong>ibniz<br />
qui, un siècle plus tôt, avait porté le même regard sur la nature,<br />
critiquant ainsi la philosophie panthéiste <strong>de</strong> Spinoza comme<br />
Kierkegaard critiqua plus tard Hegel.<br />
— J'entends ce que tu dis, mais tu es si bizarre que ça me<br />
fait rire.<br />
— Je comprends. Reprends une petite gorgée <strong>de</strong> la bouteille<br />
rouge et reviens t'asseoir ici sur les marches. Nous avons encore<br />
quelques mots à dire sur Kierkegaard avant d'en avoir terminé<br />
pour aujourd'hui.<br />
<strong>Sophie</strong> retourna s'asseoir à côté d'Alberto. Après une gorgée<br />
du liqui<strong>de</strong> rouge, les choses vinrent se fondre à nouveau les<br />
unes aux autres. Même un peu trop, car tous les détails finissaient<br />
par s'estomper. Elle dut tremper sa langue dans la bouteille<br />
bleue pour que le mon<strong>de</strong> re<strong>de</strong>vienne à peu près comme il<br />
était avant l'arrivée d'Alice avec les <strong>de</strong>ux bouteilles.<br />
— Mais qu'est-ce qui est vrai? <strong>de</strong>manda-t-elle à présent.<br />
Est-ce que c'est la bouteille rouge ou la bouteille bleue qui<br />
donne une vraie expérience du mon<strong>de</strong>?<br />
— A la fois la rouge et la bleue, <strong>Sophie</strong>. Nous ne pouvons pas<br />
dire que les romantiques se soient trompés, car il n'existe<br />
qu'une seule réalité. Mais ils n'en ont retenu qu'un seul aspect.<br />
— Et la bouteille bleue ?<br />
— Kierkegaard avait dû en boire <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s gorgées, à mon<br />
avis. Il défendait ar<strong>de</strong>mment une conception individualiste.<br />
Nous ne sommes pas seulement « les enfants <strong>de</strong> notre siècle »,