Le Monde de Sophie - Jostein Gaarder (En pdf) - Oasisfle
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418 LE MONDE DE SOPHIE<br />
je ne peux pas le faire que je suis obligé d'avoir la foi. Et si je<br />
veux gar<strong>de</strong>r la foi, je dois veiller à rester dans l'ignorance<br />
objective même par soixante-dix mille mètres <strong>de</strong> fond et gar<strong>de</strong>r<br />
pourtant la foi. »<br />
— C'est un peu lourd comme formule.<br />
— Beaucoup avaient auparavant essayé <strong>de</strong> prouver l'existence<br />
<strong>de</strong> Dieu ou du moins <strong>de</strong> le concevoir par la raison. Mais, si<br />
l'on accepte ce genre <strong>de</strong> preuves <strong>de</strong> Dieu ou d'arguments <strong>de</strong> la<br />
raison, on perd la vraie foi et, partant, tout sentiment religieux<br />
intime. Car l'essentiel n'est pas <strong>de</strong> savoir si le christianisme est<br />
vrai ou non, mais s'il est vrai pour moi. Au Moyen Âge, on<br />
disait déjà : credo quia absurdum.<br />
— Ah î vraiment?<br />
— Ce qui signifie : « Je crois parce que c'est contraire à la<br />
raison. » Si le christianisme avait fait appel à notre raison, et<br />
non à d'autres aspects <strong>de</strong> notre personnalité, il n'aurait plus été<br />
une question <strong>de</strong> foi.<br />
— Ça, j'ai compris.<br />
— Nous avons donc vu ce que Kierkegaard entendait par<br />
« existence », par « vérité subjective » et ce que recouvrait pour<br />
lui le concept <strong>de</strong> « foi ». Ces trois notions déterminent une critique<br />
<strong>de</strong> la tradition philosophique, à commencer par celle <strong>de</strong><br />
Hegel. Mais c'était aussi toute une « critique <strong>de</strong> la civilisation »,<br />
car dans la société mo<strong>de</strong>rne l'homme est <strong>de</strong>venu le « grand<br />
public » ou la « masse », et son signe distinctif est <strong>de</strong> pouvoir<br />
« parler » <strong>de</strong> tout et <strong>de</strong> rien. Nous dirions peut-être aujourd'hui<br />
que c'est le « conformisme » qui domine, c'est-à-dire que tous<br />
« pensent » et « défen<strong>de</strong>nt » la même chose sans avoir le<br />
moindre réel engagement vis-à-vis <strong>de</strong> cette chose.<br />
— J'étais en train <strong>de</strong> me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si Kierkegaard n'aurait<br />
pas eu du fil à retordre avec les parents <strong>de</strong> Jorunn.<br />
— <strong>Le</strong> moins qu'on puisse dire, c'est qu'il n'était pas très<br />
indulgent envers ses semblables. Sa plume était acerbe et il<br />
savait manier l'ironie. Il pouvait lancer <strong>de</strong>s formules incendiaires<br />
du genre « la foule est le contraire <strong>de</strong> la vérité » ou<br />
encore « la vérité est toujours du côté <strong>de</strong> la minorité ». La plupart<br />
<strong>de</strong>s gens se contentaient <strong>de</strong> jouer à vivre sans se poser la<br />
moindre question.<br />
— Collectionner les poupées Barbie, c'est une chose, mais<br />
c'est presque pire d'être une vraie poupée Barbie soi-même...<br />
KIERKEGAARD 419<br />
— Cela nous amène à parler <strong>de</strong>s trois « sta<strong>de</strong>s sur le chemin<br />
<strong>de</strong> la vie ».<br />
— Pardon?<br />
— Kierkegaard considérait qu'il y avait trois attitu<strong>de</strong>s possibles<br />
face à l'existence. Lui emploie le terme <strong>de</strong> sta<strong>de</strong>s : le<br />
« sta<strong>de</strong> esthétique », le « sta<strong>de</strong> éthique » et le « sta<strong>de</strong> religieux ».<br />
<strong>En</strong> utilisant le terme <strong>de</strong> « sta<strong>de</strong> », il veut aussi montrer qu'on<br />
peut très bien vivre au niveau <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux sta<strong>de</strong>s inférieurs et<br />
« franchir » soudain le fossé qui vous sépare du sta<strong>de</strong> supérieur.<br />
Cela dit, la plupart <strong>de</strong>s gens restent au même sta<strong>de</strong> toute leur<br />
vie.<br />
— Je parie que je vais bientôt avoir droit à une explication.<br />
J'ai envie <strong>de</strong> savoir à quel sta<strong>de</strong> j'en suis.<br />
— Celui qui vit au sta<strong>de</strong> esthétique vit dans l'instant et<br />
recherche à tout moment son plaisir. <strong>Le</strong> bien est ce qui est beau,<br />
agréable ou plaisant. Vu sous cet angle, un tel homme vit entièrement<br />
dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s sens. L'esthète est le jouet <strong>de</strong> ses<br />
désirs et <strong>de</strong> ses émotions. Est négatif tout ce qui est ennuyeux<br />
ou qui « craint », comme on dit aujourd'hui.<br />
— Merci, je connais ce genre d'attitu<strong>de</strong>.<br />
— <strong>Le</strong> romantique typique est donc le type même <strong>de</strong> l'esthète.<br />
Il ne s'agit pas seulement <strong>de</strong> jouissance <strong>de</strong>s sens, mais l'attitu<strong>de</strong><br />
ludique vis-à-vis <strong>de</strong> la réalité, <strong>de</strong> l'art ou <strong>de</strong> la philosophie<br />
détermine le sta<strong>de</strong> esthétique. Même les soucis et la souffrance<br />
peuvent être vécus et « regardés » d'un point <strong>de</strong> vue esthétique.<br />
C'est alors la vanité qui gouverne. Dans Peer Gynt, Ibsen a<br />
décrit le personnage du parfait esthète.<br />
— Je vois ce que tu veux dire.<br />
— Tu te reconnais ?<br />
— Pas tout à fait. Mais ça pourrait correspondre au major.<br />
— Oui, après tout. Bien que ce soit <strong>de</strong> nouveau un vulgaire<br />
exemple d'ironie romantique. À propos, tu <strong>de</strong>vrais t'essuyer la<br />
bouche, <strong>Sophie</strong>.<br />
— Qu'est-ce que tu as dit?<br />
— Rien, ce n'est pas ta faute.<br />
— Continue !<br />
— Quelqu'un qui vit au sta<strong>de</strong> esthétique ressent rapi<strong>de</strong>ment<br />
un sentiment d'angoisse et <strong>de</strong> vi<strong>de</strong>. Mais, si tel est le cas, il<br />
y a aussi <strong>de</strong> l'espoir. Kierkegaard considère en effet l'angoisse<br />
comme quelque chose <strong>de</strong> presque positif, car elle est