Le Monde de Sophie - Jostein Gaarder (En pdf) - Oasisfle
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384<br />
LE MONDE DE SOPHIE<br />
est typiquement celle d'un romantique : il était constamment<br />
amoureux, mais sa « Stella », pour qui il composa tous ses<br />
poèmes d'amour, resta toujours — trait caractéristique du<br />
romantisme — une figure aussi lointaine et inaccessible que la<br />
« fleur bleue » <strong>de</strong> Novalis. Ce <strong>de</strong>rnier se fîança à une jeune fille<br />
qui n'avait que quatorze ans. Elle mourut quatre jours après son<br />
quinzième anniversaire, mais Novalis lui resta fidèle toute sa vie.<br />
— Tu dis qu'elle mourut quatre jours après avoir eu quinze<br />
ans?<br />
— Oui...<br />
— Moi aussi j'ai quinze ans et quatre jours aujourd'hui.<br />
— C'est vrai...<br />
— Elle s'appelait comment?<br />
— Elle s'appelait <strong>Sophie</strong>.<br />
— Quoi?<br />
—-Eh bien, oui...<br />
— Tu me fais peur! Ce serait quand même une drôle <strong>de</strong> coïnci<strong>de</strong>nce.<br />
— Je ne sais pas, <strong>Sophie</strong>. <strong>Le</strong> fait est qu'elle s'appelait <strong>Sophie</strong>.<br />
— Continue !<br />
— Novalis ne vécut que jusqu'à vingt-neuf ans. Il fut un <strong>de</strong><br />
ces « jeunes morts » dont peut s'enorgueillir le romantisme. La<br />
plupart à cause <strong>de</strong> la tuberculose, mais certains parce qu'ils se<br />
suicidèrent...<br />
— Oh ! mon Dieu !<br />
— Ceux qui vieillirent cessèrent d'être romantiques quand<br />
ils atteignirent la trentaine. Ils <strong>de</strong>vinrent <strong>de</strong> bons bourgeois bien<br />
conservateurs.<br />
— Bref, ils passèrent dans le camp ennemi.<br />
— Oui, si tu veux. Mais revenons à la conception romantique<br />
<strong>de</strong> l'amour. Ce schéma <strong>de</strong> l'amour impossible, nous le trouvons<br />
déjà chez Goethe dans son roman épistolaire, les Souffrances<br />
du jeune Werther, qui parut en 1774. Ce petit livre se termine<br />
par le suici<strong>de</strong> du jeune Werther qui ne peut obtenir celle qu'il<br />
aime...<br />
— Est-ce que ce n'était pas un peu exagéré?<br />
— Il y eut une telle vague <strong>de</strong> suici<strong>de</strong>s à la suite <strong>de</strong> ce roman<br />
qu'il fut un temps interdit au Danemark et en Norvège. Être<br />
romantique, ce n'était donc pas si anodin que ça. Il y avait <strong>de</strong><br />
violentes émotions en jeu.<br />
LE ROMANTISME 385<br />
— Quand tu parles <strong>de</strong>s « romantiques », je pense toujours à<br />
la peinture <strong>de</strong> paysages : j'imagine <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s forêts sombres,<br />
une nature sauvage, un peu perdue dans les brumes...<br />
— Une <strong>de</strong>s caractéristiques du romantisme, c'était précisément<br />
la nostalgie d'une nature sauvage et mystique. C'était<br />
une vision créée <strong>de</strong> toutes pièces. Tu te souviens peut-être <strong>de</strong><br />
Rousseau qui lança le mot d'ordre du « retour à la nature ». <strong>Le</strong><br />
romantisme permit enfin <strong>de</strong> donner une dimension réelle à<br />
cette formule, puisque ce mouvement s'oppose à la conception<br />
mécanique <strong>de</strong> l'univers au siècle <strong>de</strong>s Lumières. <strong>Le</strong> romantisme<br />
renouait avec la tradition <strong>de</strong> la conscience d'être au mon<strong>de</strong>.<br />
— Explique-toi !<br />
— Cela implique que la nature est considérée comme un<br />
tout. <strong>Le</strong>s romantiques s'inscrivent dans la tradition <strong>de</strong> Spinoza,<br />
<strong>de</strong> Plotin et <strong>de</strong>s philosophes <strong>de</strong> la Renaissance comme Jacob<br />
Böhme et Giordano Bruno. Tous ces philosophes affirment<br />
avoir fait l'expérience d'un « moi » divin au sein <strong>de</strong> la nature.<br />
— Ils étaient panthéistes...<br />
— Descartes et Hume avaient opéré une nette distinction<br />
entre le moi du sujet et l'« étendue » <strong>de</strong> la réalité. Kant aussi<br />
avait laissé cette séparation entre le « moi connaissant » et la<br />
nature « en soi ». Et voilà qu'on déclarait que la nature n'était<br />
qu'un immense « moi » ! <strong>Le</strong>s romantiques se servaient aussi <strong>de</strong><br />
l'expression l'« âme du mon<strong>de</strong> » ou l'« esprit du mon<strong>de</strong> ».<br />
— Je comprends.<br />
— <strong>Le</strong> premier grand philosophe romantique fut Friedrich<br />
Wilhelm Schelling, qui vécut <strong>de</strong> 1775 à 1854 et qui tenta d'abolir<br />
la distinction entre l'« esprit » et la « matière ». Toute la<br />
nature n'était selon lui que l'expression d'un absolu ou <strong>de</strong><br />
l'« esprit du mon<strong>de</strong> ».<br />
— Ça fait penser à Spinoza.<br />
— « La nature est l'esprit visible, l'esprit la nature invisible<br />
», dit Schelling. Car partout dans la nature nous pouvons<br />
<strong>de</strong>viner un « esprit qui ordonne et structure ». La « matière est<br />
<strong>de</strong> l'intelligence ensommeillée », ajoute-t-il.<br />
— Tu peux préciser, s'il te plaît?<br />
— Schelling voyait en la nature l'esprit du mon<strong>de</strong>, mais il<br />
voyait aussi cet esprit à l'œuvre dans la conscience <strong>de</strong> l'homme.<br />
Vu sous cet angle, la nature et la conscience <strong>de</strong> l'homme sont<br />
simplement <strong>de</strong>ux formes d'expression <strong>de</strong> la même chose.