Le Monde de Sophie - Jostein Gaarder (En pdf) - Oasisfle
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482 LE MONDE DE SOPHIE<br />
observer le comportement d'enfants tombant <strong>de</strong> fatigue.<br />
Certains enfants sont si fatigués qu'ils donnent l'impression <strong>de</strong><br />
dormir les yeux ouverts. Ils peuvent se mettre à parler en utilisant<br />
<strong>de</strong>s mots qu'ils n'ont pas forcément encore appris. <strong>En</strong> fait<br />
ces mots et ces pensées n'étaient présents qu'à l'état « latent »<br />
dans leur conscience et c'est uniquement quand ils oublient<br />
toute pru<strong>de</strong>nce et tous les interdits que ces mots sortent. C'est<br />
pareil pour un artiste : il ne faut surtout pas que sa raison et ses<br />
réflexions après coup empêchent l'épanouissement d'une émotion<br />
plus ou moins inconsciente. Tu veux que je te raconte une<br />
petite histoire pour illustrer mon propos?<br />
— Volontiers !<br />
— C'est une histoire à la fois très grave et très triste.<br />
— Je t'écoute.<br />
— Il était une fois un mille-pattes qui savait merveilleusement<br />
danser avec ses mille pattes. Quand il dansait, tous les animaux<br />
<strong>de</strong> la forêt venaient le voir danser et tous admiraient ses<br />
talents <strong>de</strong> danseur. Tous, sauf un qui n'appréciait pas du tout la<br />
danse du mille-pattes : c'était une tortue...<br />
— Elle était simplement jalouse.<br />
— Comment faire en sorte que le mille-pattes ne danse plus ?<br />
se <strong>de</strong>mandait-elle.<br />
Il ne suffisait pas <strong>de</strong> déclarer qu'elle n'aimait pas sa façon <strong>de</strong><br />
danser. Elle ne pouvait pas non plus prétendre qu'elle dansait<br />
mieux que lui, cela eût été le comble du ridicule. Aussi conçutelle<br />
un plan diabolique.<br />
— Dis vite !<br />
— Elle écrivit une lettre au mille-pattes : « Ô mille-pattes<br />
incomparable ! commença-t-elle, je suis une fervente admiratrice<br />
<strong>de</strong> votre art consommé <strong>de</strong> la danse. Aussi je me permets <strong>de</strong><br />
vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r comment vous procé<strong>de</strong>z quand vous dansez.<br />
Commencez-vous d'abord par lever la patte gauche n° 228 puis<br />
la droite n° 59? Ou attaquez-vous la danse en levant d'abord la<br />
patte droite n° 26, puis la patte droite n° 499? J'ai hâte <strong>de</strong><br />
connaître la réponse. Respectueusement, la tortue. »<br />
— Ça alors !<br />
— <strong>En</strong> recevant la lettre, le mille-pattes s'interrogea sur-lechamp<br />
pour savoir ce qu'il faisait exactement quand il dansait.<br />
Quelle patte levait-il en premier? Puis quelle patte levait-il<br />
ensuite? Et que se passa-t-il à ton avis?<br />
FREUD 483<br />
— Je pense que le mille-pattes n'arriva plus jamais à<br />
danser.<br />
— Et c'est bien ainsi que ça se termina. Voilà ce qui se<br />
produit quand l'imagination est bridée par la réflexion <strong>de</strong> la<br />
raison.<br />
— Tu avais raison <strong>de</strong> dire que c'était une histoire dramatique<br />
î<br />
— Il est essentiel pour un artiste <strong>de</strong> « se libérer ». <strong>Le</strong>s surréalistes<br />
essayèrent <strong>de</strong> se mettre dans un état tel que les choses<br />
semblaient venir d'elles-mêmes. Ils se mettaient <strong>de</strong>vant une<br />
feuille <strong>de</strong> papier vierge et notaient tout ce qui leur passait par<br />
la tête. Ils appelèrent ça l'écriture automatique. C'est une<br />
expression empruntée au spiritisme qui pensait que l'esprit<br />
d'un mort revenait dicter ses volontés. Mais je pense que nous<br />
<strong>de</strong>vrions reparler <strong>de</strong> tout cela <strong>de</strong>main.<br />
— Si tu veux.<br />
— L'artiste surréaliste est lui aussi, à sa manière, un<br />
« médium », c'est-à-dire un maillon intermédiaire. Il est un<br />
médium pour son propre inconscient. Il y a sans doute un élément<br />
inconscient dans chaque processus <strong>de</strong> création. Car au<br />
fond, qu'est-ce que la « créativité » ?<br />
— Je n'en ai aucune idée. Est-ce que cela ne veut pas dire<br />
que l'on crée quelque chose <strong>de</strong> nouveau?<br />
— Très juste. Et cela est justement le résultat d'une collaboration<br />
intelligente <strong>de</strong> l'imagination et <strong>de</strong> la raison. Cette <strong>de</strong>rnière<br />
étouffe trop souvent l'imagination et cela est grave, car<br />
sans imagination il ne peut jamais se produire quelque chose <strong>de</strong><br />
vraiment neuf. <strong>En</strong> fait, l'imagination se présente comme un système<br />
à la Darwin.<br />
— Excuse-moi, mais là, je ne te suis plus.<br />
— <strong>Le</strong> darwinisme démontre que la nature n'est qu'une suite<br />
ininterrompue <strong>de</strong> mutations dont quelques-unes seulement survivront,<br />
parce que la nature en aura précisément besoin à ce<br />
moment-là.<br />
— Oui, et alors ?<br />
— C'est exactement la même chose quand nous pensons et<br />
sommes submergés <strong>de</strong> nouvelles idées. Telle pensée « mutante »<br />
est chassée par une autre dans le flot <strong>de</strong> la conscience. À moins<br />
que nous ne nous imposions une censure draconienne. Cependant<br />
seules quelques-unes <strong>de</strong> ces pensées peuvent nous servir.