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Le livre de sable

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- 9 -<br />

L’autre<br />

<strong>Le</strong> fait se produisit en février 1969, au nord <strong>de</strong> Boston, à<br />

Cambridge. Je ne l’ai pas relaté aussitôt car ma première<br />

intention avait été <strong>de</strong> l’oublier pour ne pas perdre la raison.<br />

Aujourd’hui, en 1972, je pense que si je le relate, on le prendra<br />

pour un conte et qu’avec le temps, peut-être, il le <strong>de</strong>viendra<br />

pour moi.<br />

Je sais que ce fut presque atroce tant qu’il dura, et plus<br />

encore durant les nuits d’insomnie qui suivirent. Cela ne signifie<br />

pas que le récit que j’en ferai puisse émouvoir un tiers.<br />

Il <strong>de</strong>vait être dix heures du matin. Je m’étais allongé sur un<br />

banc face au fleuve Charles. À quelque cinq cents mètres sur ma<br />

droite il y avait un édifice élevé dont je ne sus jamais le nom.<br />

L’eau grise charriait <strong>de</strong> gros morceaux <strong>de</strong> glace. Inévitablement,<br />

le fleuve me fit penser au temps. L’image millénaire d’Héraclite.<br />

J’avais bien dormi ; la veille, mon cours <strong>de</strong> l’après-midi était<br />

parvenu, je crois, à intéresser mes élèves. Alentour il n’y avait<br />

pas âme qui vive.<br />

J’eus soudain l’impression (ce qui d’après les psychologues<br />

correspond à un état <strong>de</strong> fatigue) d’avoir déjà écu ce moment.<br />

À l’autre extrémité <strong>de</strong> mon banc, quelqu’un s’était assis.<br />

J’aurais préféré être seul, mais je ne voulus pas me lever tout <strong>de</strong><br />

suite, pour ne pas paraître discourtois. L’autre s’était mis à<br />

siffloter. C’est alors que m’assaillit la première <strong>de</strong>s anxiétés <strong>de</strong><br />

cette matinée. Ce qu’il sifflait, ce qu’il essayait <strong>de</strong> siffler (je n’ai<br />

jamais eu beaucoup d’oreille) était la musique créole <strong>de</strong> La<br />

Tapera, d’Elias Régulés 7 . Cet air me ramena à un patio, qui a<br />

disparu, et au souvenir d’Alvaro Melian Laflnur 8 , qui est mort<br />

7 Elias Régulés. Poète Uruguayen né en 1860 à Montevi<strong>de</strong>o, auteur <strong>de</strong> Versos criollos<br />

(1915).<br />

8 Alvaro Melian Lafinur. Cousin uruguayen du père <strong>de</strong> Borges, né en 1889. Ce poète<br />

mineur <strong>de</strong>vait <strong>de</strong>venir membre <strong>de</strong> l’Académie eue <strong>de</strong>s <strong>Le</strong>ttres en 1936. Il joua un rôle<br />

très important dans l’éducation du jeune Borges.

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