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Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher

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LE CALVAIRE<br />

applaudis par la critique, et j’y retrouve de tout, de l’Herbert<br />

Spencer et <strong>du</strong> Scribe, <strong>du</strong> Jean-Jacques Rousseau et <strong>du</strong> Commerson,<br />

<strong>du</strong> Victor Hugo, <strong>du</strong> Poe et de l’Eugène Chavette. De<br />

moi, dont le nom s’étale en tête <strong>du</strong> volume, sur la couverture<br />

jaune, je ne retrouve rien. Suivant les caprices de ma mémoire,<br />

les hantises de mes souvenirs, je pense avec la pensée de l’un,<br />

j’écris avec l’écriture de l’autre; je n’ai ni pensée ni style qui<br />

m’appartiennent. Et des gens graves dont le goût est sûr, dont le<br />

jugement fait loi, ont loué ma personnalité, mon originalité,<br />

l’imprévu et le raffinement de mes sensations! Que cela est donc<br />

triste!… Où je vais? Je l’ignore aujourd’hui, comme je l’ignorais<br />

hier. J’ai cette conviction que je ne puis être un écrivain, car<br />

l’effort dont j’étais capable, tout l’effort, je l’ai donné en cette<br />

œuvre misérable et décousue… Si j’avais, au moins, une ambition<br />

bien vulgaire, bien basse, des désirs ignobles, les seuls qui ne<br />

laissent pas de remords : l’amour de l’argent, des honneurs officiels,<br />

de la débauche!… Mais non. Une seule chose me tente à<br />

laquelle je n’atteindrai jamais : le talent… Me dire, ah! oui… me<br />

dire : « Ce livre, ce sonnet, cette phrase sont de toi; tu les as arrachés<br />

de ton cerveau, gonflés de ta passion; ta pensée tout entière<br />

y frémit; elle secoue sur les pages douloureuses des morceaux de<br />

ta chair et des gouttes de ton sang; tes nerfs y résonnent, comme<br />

les cordes <strong>du</strong> violon sous l’archet d’un divin musicien. Ce que tu<br />

as fait là est beau et grand! » Pour cette minute de joie suprême,<br />

je sacrifierais ma fortune, ma santé, ma vie; je tuerais!… Et<br />

jamais je ne me dirais cela, jamais!… Ah! l’impassible sérénité!<br />

Ah! l’éternel contentement de soi-même des médiocres, que je<br />

les ai enviés!… Maintenant, il me vient des rages furieuses de<br />

retourner à Saint-Michel. Je voudrais pousser la charrue dans le<br />

sillon brun, me rouler dans les jeunes luzernes, sentir les bonnes<br />

odeurs des étables, et puis, surtout, me perdre, ah! me perdre au<br />

fond des taillis, loin, bien loin, plus loin, toujours!…<br />

<strong>Le</strong> feu s’était éteint, et ma lampe charbonnait; un froid, léger<br />

comme une caresse, m’envahissait les jambes, courait sur mes<br />

reins avec de petits frissons délicieux. Du dehors, aucun bruit ne<br />

m’arrivait; la rue devenait silencieuse. Depuis longtemps déjà je<br />

n’entendais plus les lourds omnibus rouler sur la chaussée. Et la<br />

pen<strong>du</strong>le sonna deux heures. Mais une paresse me retenait cloué<br />

sur mon divan : à être ainsi éten<strong>du</strong>, je jouissais d’un grand bien-<br />

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