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Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher

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OCTAVE MIRBEAU<br />

chacune d’elles… <strong>Le</strong> défilé me parut plus lugubre que jamais…<br />

En regardant ces chevaux, ces panaches, ce soleil sanglant, qui<br />

faisait reluire les panneaux des voitures comme des cuirasses,<br />

toute cette mêlée ardente d’étoffes, rouges, jaunes, bleues,<br />

toutes ces plumes qui frémissaient dans le vent, j’eus l’impression<br />

que je voyais des régiments ennemis, des régiments de la<br />

conquête s’abattre, ivres de pillage, sur Paris vaincu… Et, sincèrement,<br />

je m’indignai de ne pas entendre tonner les canons, de<br />

ne pas entendre les mitrailleuses cracher la mort et balayer<br />

l’avenue… Un ouvrier, qui s’en revenait <strong>du</strong> travail, s’était arrêté<br />

au bord <strong>du</strong> trottoir… Ses outils sur l’épaule, le dos rond, il<br />

contemplait ce spectacle… Non seulement, il n’avait pas de<br />

haine dans ses yeux, mais on y sentait une sorte d’extase… La<br />

colère me prit… J’avais envie d’aller à lui, de le saisir au collet, de<br />

lui crier :<br />

— Que fais-tu là, imbécile? Pourquoi regardes-tu ces femmes<br />

ainsi?… Ces femmes qui sont une insulte à ton bourgeron<br />

déchiré, à tes bras brisés de fatigue, à tout ton pauvre corps broyé<br />

par les souffrances quotidiennes… Aux jours de révolution, tu<br />

crois te venger de la société qui t’écrase en tuant des soldats et<br />

des prêtres, des humbles et des souffrants comme toi?… Et<br />

jamais tu n’as pas songé à dresser des échafauds pour ces créatures<br />

infâmes, pour ces bêtes féroces qui te volent de ton pain, de<br />

ton soleil… Regarde donc!… La société qui s’acharne sur toi, qui<br />

s’efforce de rendre toujours plus lourdes les chaînes qui te rivent<br />

à la misère éternelle, la société les protège, les enrichit; les<br />

gouttes de ton sang, elle les transmue en or pour en couvrir les<br />

seins avachis de ces misérables… C’est pour qu’elles habitent<br />

des palais que tu t’épuises, que tu crèves de faim, ou qu’on te<br />

casse la tête sur les barricades… Regarde donc!… Lorsque, dans<br />

la rue, tu vas réclamant <strong>du</strong> pain, les sergents de ville t’assomment,<br />

toi, pauvre diable!… Vois, comme ils font la route libre à<br />

leurs cochers et à leurs chevaux! Regarde donc!… Ah! les belles<br />

vendanges pourtant!… Ah! les belles cuvées de sang!… Et<br />

comme le bon blé pousserait, haut et nourricier, dans la terre où<br />

elles pourriraient!…<br />

Tout à coup, j’aperçus Juliette… Je l’aperçus, une seconde, de<br />

profil… Elle avait un chapeau rose, était fraîche, souriante,<br />

semblait heureuse, répondait, par de légères inclinaisons de tête,<br />

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