Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
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OCTAVE MIRBEAU<br />
même, de ce milieu facile, complaisant et perverti, et j’en serai<br />
ré<strong>du</strong>it à l’amitié borgne des croupiers et des souteneurs!… »<br />
J’éclatai en sanglots… Lirat ne remua pas… ne leva pas la tête<br />
sur moi… Immobile, les mains croisées, il regardait je ne sais<br />
quoi… rien sans doute… Je continuai, après quelques minutes<br />
de silence :<br />
— Mon bon Lirat, vous souvenez-vous, dans l’atelier, de nos<br />
causeries!… Je vous écoutais, et c’était si beau ce que vous me<br />
disiez!… Sans vous en douter peut-être, vous éveilliez en moi<br />
des désirs nobles, des enthousiasmes sublimes… Vous me souffliez<br />
un peu des croyances, des ambitions, des élans hautains de<br />
votre âme… vous m’appreniez à lire dans la nature, à en comprendre<br />
le langage passionné, à ressentir l’émotion éparse dans<br />
les choses… vous me faisiez toucher <strong>du</strong> doigt la beauté immortelle…<br />
vous me disiez : « L’amour, mais il est dans la cruche de<br />
terre, dans la guenille vermineuse que je peins… Une sensibilité,<br />
une joie, une souffrance, une palpitation, une lumière, un frisson,<br />
n’importe quoi de fugitif qui ait été de la vie, et rendre cela, fixer<br />
cela avec des couleurs, des mots ou des sons, c’est aimer!…<br />
L’amour, c’est l’effort de l’homme vers la création!… » Et j’ai<br />
rêvé d’être un grand artiste!… Ah! mes rêves, mes ivresses de<br />
voir, mes doutes, mes saintes angoisses, vous les rappelezvous?…<br />
Voilà donc ce que j’ai fait de tout cela!… J’ai voulu<br />
l’amour, et je suis allé à la femme, la tueuse d’amour… J’étais<br />
parti, avec des ailes, ivre d’espace, d’azur, de clarté!… Et je ne<br />
suis plus qu’un porc immonde, allongé dans sa fange, le groin<br />
vorace, les flancs secoués de ruts impurs… Vous voyez bien,<br />
Lirat, que je suis per<strong>du</strong>, per<strong>du</strong>, per<strong>du</strong>!… et qu’il faut que je me<br />
tue!…<br />
Alors, Lirat s’approcha de moi et posa ses deux mains sur mes<br />
épaules.<br />
— Vous êtes per<strong>du</strong>, dites-vous! Allons donc, quand on est de<br />
votre race, est-ce qu’une vie d’homme est jamais per<strong>du</strong>e?… Il<br />
faut vous tuer?… Est-ce qu’un malade qui a la fièvre typhoïde<br />
crie : « Il faut me tuer… » Il dit : « Il faut me guérir… » Vous<br />
avez la fièvre typhoïde, mon pauvre enfant… guérissez-vous…<br />
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