Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
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LE CALVAIRE<br />
Et subitement, elle m’entoura de ses bras, colla sa bouche sur<br />
la mienne… Son sein, qui sortit nu hors des dentelles <strong>du</strong> peignoir,<br />
s’écrasa sur ma poitrine. Ce baiser, cette chair étalée, me<br />
firent horreur. Je me dégageai de son étreinte, brutalement je<br />
repoussai Gabrielle, qui se redressa un peu déconcertée, répara<br />
le désordre de sa toilette, et me dit :<br />
— Oui, je comprends!… J’ai éprouvé ça aussi… Mais tu sais,<br />
mon petit… Quand tu voudras… Viens me voir…<br />
Je m’en allai… Mes jambes étaient molles, j’avais, autour de<br />
ma tête, comme des cercles de plomb; une sueur froide m’inondait<br />
le visage, roulait en gouttes chatouillantes le long de mes<br />
reins… Afin de pouvoir marcher, je <strong>du</strong>s m’appuyer aux murs des<br />
maisons… Comme j’étais près de défaillir, j’entrai dans un café,<br />
avalai quelques gorgées de rhum, avidement… Je ne puis dire<br />
que je souffrisse beaucoup… C’était une stupeur qui m’alourdissait<br />
les membres, un anéantissement physique et moral, où la<br />
pensée de Juliette glissait, de temps en temps, une douleur aiguë,<br />
lancinante… Et dans mon esprit égaré, Juliette s’impersonnalisait;<br />
ce n’était plus une femme ayant son existence particulière,<br />
c’était la Prostitution elle-même, vautrée, toute grande, sur le<br />
monde; l’Idole impure, éternellement souillée, vers laquelle couraient<br />
des foules haletantes, à travers des nuits tragiques, éclairées<br />
par les torches de baphomets monstrueux… Longtemps je<br />
restai là, les coudes sur la table, la tête dans les mains, les yeux<br />
fixés, entre deux glaces, sur un panneau où des fleurs étaient<br />
peintes… Je quittai enfin le café, et je marchai devant moi, sans<br />
savoir où j’allais, je marchai, je marchai… Après une course<br />
longue, sans que j’eusse projeté de venir là, je me trouvai dans<br />
l’avenue <strong>du</strong> Bois-de-Boulogne, près de l’Arc de Triomphe… <strong>Le</strong><br />
jour commençait de baisser… Au-dessus des coteaux de Saint-<br />
Cloud qui se violaçaient, le ciel s’empourprait glorieusement, et<br />
de petits nuages roses erraient dans l’espace d’un bleu très<br />
pâle… <strong>Le</strong> bois se tassait, plus sombre : une poussière fine, rouge<br />
des reflets <strong>du</strong> soleil mourant, s’élevait de l’avenue, noire de voitures…<br />
Et les voitures compactes, serrées en files interminables,<br />
passaient sans cesse, traînant les filles de proie aux nocturnes carnages…<br />
Éten<strong>du</strong>es sur leurs coussins, indolentes et dédaigneuses,<br />
le masque abêti, les chairs flasques, et pourries d’or<strong>du</strong>res, toutes,<br />
elles étaient là, si pareilles, que je reconnaissais Juliette en<br />
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