Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
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OCTAVE MIRBEAU<br />
« chic » et pour voir aussi s’il n’y a pas « quelque chose à faire ».<br />
<strong>Le</strong>ntement, et se dandinant, ils font le tour des groupes, s’arrêtent<br />
pour causer avec des amis, envoient un rapide bonjour de la<br />
main, de-ci, de-là, se regardent dans les glaces, remettent en<br />
ordre la cravate blanche qui déborde le pardessus clair; puis, s’en<br />
vont, l’esprit orné d’une nouvelle expression d’argot demi-mondain,<br />
plus riches d’un potin cueilli au passage et dont leur désœuvrement<br />
vivra pendant tout un jour. <strong>Le</strong>s femmes, accoudées<br />
devant un soda-water, leur tête veule — que vergettent de<br />
petites hachures roses — appuyée sur la main long gantée, prennent<br />
des airs languissants, des mines souffrantes et rêveuses de<br />
poitrinaires. Elles échangent avec les tables voisines des clignements<br />
d’yeux maçonniques et d’imperceptibles sourires, tandis<br />
que le monsieur qui les accompagne, silencieux et béat, frappe, à<br />
petit coups de canne, la pointe de ses souliers. La réunion est<br />
brillante, tout enjolivée de fanfreluches et de dentelles, de passequilles<br />
et de pompons, de plumes teintées et de fleurs épanouies,<br />
de boucles blondes, de tresses brunes et de lueurs de diamants.<br />
Et tous sont à leur poste de combat, les jeunes et les vieux, les<br />
débutants au visage imberbe, les chevronnés aux cheveux blanchis,<br />
les <strong>du</strong>pes naïves et les hardis écumeurs : irrégularités<br />
sociales, situations fausses, vices déréglés, basses cupidités, marchandages<br />
infâmes, toutes les fleurs corrompues qui naissent, se<br />
confondent, grandissent et s’engraissent à la chaleur <strong>du</strong> fumier<br />
parisien.<br />
C’est dans cette atmosphère chargée d’ennuis, d’inquiétude et<br />
de parfums lourds, que nous venions tous les soirs désormais.<br />
Dans la journée, les stations chez les couturières, le Bois, les<br />
Courses; la nuit, les restaurants, les théâtres, les réunions<br />
galantes. Partout où ce monde spécial s’étale, on était certain de<br />
nous voir apparaître; nous étions même très choyés à cause de la<br />
beauté de Juliette, dont on commençait à parler, et de ses robes<br />
qui excitaient l’envie, l’émulation des autres femmes. Nous ne<br />
dînions plus chez nous. Notre appartement ne nous servait plus<br />
guère que de cabinet de toilette. Quand Juliette s’habillait, elle<br />
devenait <strong>du</strong>re, presque féroce. <strong>Le</strong> pli de son front lui coupait la<br />
peau comme une cicatrice. Elle parlait par mots saccadés, se<br />
fâchait, semblait emportée vers des buts de destruction. Autour<br />
d’elle, le cabinet était au pillage : les tiroirs ouverts, des jupons<br />
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