Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
You also want an ePaper? Increase the reach of your titles
YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.
LE CALVAIRE<br />
orobanches étalent leurs corymbes de fleurs pourprées, brusquement<br />
finit; le terrain s’élève, s’escarpe, et des rochers s’entassent,<br />
dégringolent, ouvrent des gueules de gouffres mugissants, ou<br />
bien s’enfoncent dans la mer, la fendent violemment, comme des<br />
étraves de navires géants. Là, plus de grève; la mer resserrée<br />
contre la côte bat le flanc des rochers, s’acharne, bondit, sans<br />
cesse furieuse et blanche d’écume. Et la côte continue, déchiquetée,<br />
entaillée, minée par l’effort éternel des vagues, s’éboulant<br />
ici en un monstrueux chaos, là se redressant et découpant<br />
sur le ciel des silhouettes inquiétantes. Au-dessus de moi volent<br />
des bandes de linots, et le vent m’apporte, par-dessus la colère<br />
des flots, la plainte des avrilleaux et des courlis.<br />
C’est là que tous les jours je viens… Qu’il vente, qu’il pleuve,<br />
que la mer hurle ou bien qu’elle chante, qu’elle soit claire ou<br />
sombre, je viens là… Ce n’est pas cependant que ces spectacles<br />
m’attendrissent et qu’ils m’impressionnent, que je reçoive de<br />
cette nature horrible et charmante une consolation. Cette nature,<br />
je la hais; je hais la mer, je hais le ciel, le nuage qui passe, le vent<br />
qui souffle, l’oiseau qui tournoie dans l’air; je hais tout ce qui<br />
m’entoure, et tout ce que je vois, et tout ce que j’entends. Je<br />
viens là, par habitude, poussé par l’instinct des bêtes qui les<br />
ramène à l’endroit familier. Comme le lièvre, j’ai creusé mon gîte<br />
sur ce sable et j’y reviens… Sur le sable ou sur la mousse, à<br />
l’ombre des forêts, au fond des trous, ou au grand soleil des<br />
grèves solitaires, il n’importe!… Où donc l’homme qui souffre<br />
pourrait-il trouver un abri?… Où donc est la voix qui apaise? Où<br />
donc la pitié qui sèche les yeux qui pleurent?… Ah! je les<br />
connais, les aubes chastes, les gais midis, les soirs pensifs et les<br />
nuits étoilées!… <strong>Le</strong>s lointains où l’âme se dilate, où les douleurs<br />
se fondent. Ah! je les connais!… Au-delà de cette ligne<br />
d’horizon, au-delà de cette mer, n’y a-t-il pas des pays comme les<br />
autres?… N’y a-t-il pas des hommes, des arbres, des bruits?…<br />
Nulle part le repos, et nulle part le silence!… Mourir!… mais qui<br />
me dit que la pensée de Juliette ne viendra pas se mêler aux vers<br />
pour me dévorer?… Un jour de tempête, j’ai vu la mort face à<br />
face, et je l’ai suppliée. Mais elle s’est détournée… Elle m’a<br />
épargné, moi qui ne suis utile à rien ni à personne, moi à qui la<br />
vie est plus torturante que le carcan de fer <strong>du</strong> condamné et que le<br />
boulet <strong>du</strong> forçat, et elle est allée prendre un homme robuste,<br />
184