Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
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LE CALVAIRE<br />
mêmes, s’ils sont vraiment dans l’impuissance de remonter<br />
jusqu’à la source de leurs actions? Rien, rien, rien! Et faudra-t-il<br />
donc expliquer les énigmes que sont les phénomènes de notre<br />
cerveau et les manifestations de notre soi-disant volonté par la<br />
poussée de cette force aveugle et mystérieuse, la fatalité<br />
humaine?… Mais il ne s’agit point de cela.<br />
J’ai dit que j’avais rencontré Lirat, un soir, par hasard, je ne<br />
sais plus où, et que, tout de suite, il me prit en affection… C’était<br />
le plus original des hommes… Par sa tenue sévère, d’une raideur<br />
mécanique et magistrale, ayant, dans ses allures, quelque chose<br />
d’officiel, il donnait, au premier abord, la sensation d’une sorte<br />
de fonctionnaire articulé, de marionnette orléaniste, telle qu’on<br />
en fabrique, dans les parlottes, pour les guignols des parlements<br />
et des académies. De loin, il avait positivement l’air de distribuer<br />
des décorations, des bureaux de tabac et des prix de vertu. Cette<br />
impression se dissipait vite; il suffisait, pour cela, d’entendre, ne<br />
fût-ce que cinq minutes, sa conversation nette, colorée, fourmillante<br />
d’idées rares, et surtout de subir la domination de son<br />
regard, un regard extraordinaire, ivre et froid tout ensemble, un<br />
regard à qui toutes les choses étaient connues, qui entrait en<br />
vous, malgré vous, comme une vrille, profondément. Je l’aimais<br />
beaucoup, moi aussi; seulement, il ne se mêlait à mon amitié<br />
aucune douceur, aucune tendresse; je l’aimais avec crainte, avec<br />
gêne, avec ce sentiment pénible que j’étais tout petit à côté de<br />
lui, et, pour ainsi dire, écrasé par la grandeur de son génie… Je<br />
l’aimais comme on aime la mer, la tempête, comme on aime une<br />
force énorme de la nature. Lirat m’intimidait; sa présence paralysait<br />
le peu de moyens intellectuels qui étaient en moi, tant je<br />
redoutais de laisser échapper une sottise, dont il se serait moqué.<br />
Il était si <strong>du</strong>r, si impitoyable à tout le monde; il savait si bien,<br />
chez des artistes, des écrivains que je jugeais supérieurs à moi,<br />
infiniment, découvrir le ridicule, et le fixer par un trait juste,<br />
inoubliable et féroce, que je me trouvais, vis-à-vis de lui, dans un<br />
état de perpétuelle méfiance, de constante inquiétude. Je me<br />
demandais toujours : « Que pense-t-il de moi? quels sarcasmes<br />
dois-je lui inspirer? » J’avais cette curiosité féminine, qui m’obsédait,<br />
de connaître son opinion sur moi; j’essayais, par des allusions<br />
lointaines, par des coquetteries absurdes, par des détours<br />
hypocrites, de la surprendre ou de la provoquer, et je souffrais<br />
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