Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
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LE CALVAIRE<br />
sortie de mon cerveau, celle à qui j’avais donné une âme, une<br />
flamme de divinité, celle que j’avais pétrie impossiblement, avec<br />
la chair idéale des anges?… Et encore ne l’aimais-je point<br />
comme on aime un beau livre, un beau vers, une belle statue,<br />
comme la réalisation visible et palpable d’un rêve d’artiste!…<br />
Mais l’autre Juliette!… celle qui était là?… Ce joli animal<br />
inconscient, ce bibelot, ce bout d’étoffe, ce rien?… Je la considérais<br />
avec attention, tandis qu’elle lissait ses ongles!… Oh!<br />
j’aurais voulu déboîter ce crâne et en sonder le vide, ouvrir ce<br />
cœur et en mesurer le néant! Et je me disais : « Quelle existence<br />
sera la mienne avec cette femme qui n’a de goût que pour le<br />
plaisir, qui n’est heureuse que dans les chiffons, dont chaque<br />
désir coûte une fortune, qui, malgré son apparence chaste, va au<br />
vice instinctivement; qui, <strong>du</strong> soir au lendemain, sans un regret,<br />
sans un souvenir, a quitté ce misérable Malterre; qui me quittera<br />
demain, peut-être; cette femme qui est la négation vivante de<br />
mes aspirations, de mes admirations; qui jamais, jamais,<br />
n’entrera dans ma vie intellectuelle; cette femme enfin qui, déjà,<br />
pèse sur mon intelligence comme une folie, sur mon cœur<br />
comme un remords, sur tout moi comme un crime?… » J’avais<br />
des envies de fuir, de dire à Juliette : « Je sors, mais je serai<br />
revenu dans une heure », et de ne pas rentrer dans cette maison<br />
où les plafonds m’étaient plus écrasants que des couvercles de<br />
cercueil, où l’air m’étouffait, où les choses elles-mêmes semblaient<br />
me dire : « Va-t’en. » Eh bien, non!… Je l’aimais! Et<br />
c’était cette Juliette que j’aimais, non l’autre, qui était allée où<br />
vont les chimères!… Je l’aimais de tout ce qui faisait ma souffrance,<br />
je l’aimais de son inconscience, de ses futilités, de ce que<br />
je soupçonnais en elle de perverti; je l’aimais de ce torturant<br />
amour des mères pour leur enfant malade, pour leur enfant<br />
bossu… Avez-vous rencontré, par un jour glacé d’hiver, avezvous<br />
rencontré, accroupi dans l’angle d’une porte, un pauvre être<br />
dont les lèvres sont gercées, dont les dents claquent, dont la peau<br />
tremble, sous les guenilles déchirées?… Et si vous l’avez rencontré,<br />
n’avez-vous pas été envahi par une pitié poignante, et<br />
n’avez-vous pas eu la pensée de le prendre, de le réchauffer<br />
contre vous, de lui donner à manger, de lui couvrir ses membres<br />
frissonnants de vêtements chauds? J’aimais Juliette ainsi; je<br />
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